Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
93 91
[71r]


utroque jure.

À mon retour à Venise, j’ai reçu un billet de M. Rosa qui me prioit de la part de Madame Orio d’aller la voir. J’y suis allé le soir sûr de ne pas y trouver Angela, à la quelle je ne voulois plus penser. Nanette, et Marton par leur gaieté dissiperent la honte que j’avois de paroitre devant elles au bout de deux mois ; mais ma conclusion, et mon doctorat firent valoir mes excuses avec madame Orio, qui n’avoit à me dire autre chose si non que se plaindre que je n’allois plus chez elle. Nanette à mon depart me remit une lettre qui en contenoit une d’Angela. « Si vous avez le courage, me disoit celle-ci, de passer encore une nuit avec moi, vous n’aurez pas raison de vous plaindre, car je vous aime. Je souhaite de savoir de votre bouche même, si vous auriez poursuivi à m’aimer, si j’avois consenti à me rendre meprisable. »

Voici la lettre de Nanette, qui seule avoit de l’esprit « M. Rosa s’etant engagé à vous faire retourner chez nous, je prepare cette lettre pour vous faire savoir qu’Angela est au desespoir de vous avoir perdu. La nuit que vous avez passée avec nous fut cruelle, j’en conviens ; mais il me semble qu’elle ne devoit pas vous faire prendre le parti de ne plus venir voir au moins madame Orio. Je vous conseille, si vous aimez encore Angela, de courir le risque encore d’une nuit. Elle se justifiera peut être, et vous en sortirez content. Venez donc. Adieu. »

Ces deux lettres me firent plaisir. Je me voyois sûr de me venger d’Angela par le plus marqué de tous les mepris. J’y suis allé le premier jour de fête ayant dans ma poche une deux bouteilles de vin de Chypre, et une langue fumée, et je fus surpris de ne pas voir la cruelle. Fesant tomber le propos sur elle, Nanette dit qu’elle lui avoit dit le matin à la messe qu’elle ne pourroit venir qu’à l’heure de souper. Je n’en ai donc pas douté, et je n’ai pas accepté lorsque Madame Orio m’a prié de rester. Un peu avant l’heure, j’ai fait semblant de partir comme la premiere fois, et je suis allé me mettre dans l’endroit concerté. Il me tardoit de jouer le charmant role que j’avois deja premedité. J’étois sûr que quand meme Angela se seroit determinée à changer de systeme elle ne m’accorderoit que des petites faveurs, et je ne m’en souciois plus. Je ne me sentois plus dominé que par un fort desir de vengeance.