Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
61 59
[52r]


à cette raison que tout le monde trouvoit sans réplique. Je lui ai dit qu’il n’avoit qu’à inviter à sa table ceux qui par nature mangeoient comme deux — Où sont ils ? — L’affaire est delicate. V. E. doit essayer des convives, et après les avoir trouvés tels que vous les desirez, savoir aussi vous les conserver sans leur en dire la raison ; car il n’y a au monde personne de bien elevé qui voulût qu’on dise qu’il n’a l’honneur de manger avec V. E. que parcequ’il mange le double de vous d’un autre.

Comprenant toute la force de mes paroles S. E. dit au curé de me conduire à diner le lendemain. Ayant trouvé que si je donnois le précepte bien, je donnois l’exemple encore mieux, il me fit son commensal quotidien.

Ce senateur qui avoit renoncé à tout excepté qu’à lui même, nourrissoit malgré son age et sa goute un penchant amoureux. Il aimoit Therese fille du comédien Imer qui demeuroit dans une maison voisine de son palais, dont les fenetres étoient vis à vis de l’appartement où il couchoit. Cette fille agée alors de dix sept ans, jolie, bizarre, coquette, qui apprennoit la musique pour aller l’exercer sur les théatres, qui se laissoit continuellement voir à ses fenetres, et dont les charmes avoient deja enivré le vieillard, lui étoit cruelle. Elle venoit presque tous les jours lui faire une belle visite, mais toujours accompagnée de sa mere, vieille actrice qui s’étoit retirée du théatre pour faire le salut de son ame, et qui avoit, comme de raison, formé le projet d’allier Dieu avec le diable. Elle conduisoit sa fille à la messe tous les jours, elle vouloit qu’elle allat à confesse tous les dimanches ; mais l’après diner elle la menoit chez le vieillard amoureux, dont la fureur dans la quelle il tomboit quand elle lui refusoit un baiser, lui alleguant en raison qu’ayant fait ses devotions le matin, elle ne pouvoit pas condescendre à offenser ce même Dieu qu’elle avoit mangé, et qu’elle avoit peut