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il me dit avec des paroles mielleuses que dans l’état que j’avois embrassé je devois penser à plaire à Dieu par l’esprit, et non pas aux hommes par la figure : il condamna ma frisure trop etudiée, et l’odeur delicate de ma pommade : il me dit que le diable m’avoit pris par les cheveux, que j’etois excommunié si je poursuivois à les cultiver me citant les paroles d’un concile œcuménique Clericus qui nutrit comam anathema sit. Je lui ai repondu lui citant l’exemple de cent abbés qu’on ne regardoit pas comme excommuniés, et qu’on laissoit tranquilles, qui mettoient de la poudre trois fois plus que moi qui n’en mettois qu’une ombre, et qui se servoient d’une pommade ambrée qui fesoit mourir les femmes en couche, tandis que la mienne qui sentoit le jasmin m’attiroit les complimens de toutes les compagnies où j’allois. J’ai fini par lui dire que si j’avois voulu puer je me serois fait capucin ; et qu’en cela j’etois fort faché de ne pas pouvoir lui obéir.

Trois ou quatre jours après, il persuada ma grande mere de le laisser entrer dans ma chambre de si grand matin que je dormois encore. Elle m’a juré après que si elle avoit su ce qu’il alloit faire elle ne lui auroit pas ouvert la porte. Ce fier pretre qui m’aimoit s’approcha doucement de moi, et avec des bons ciseaux il me coupa impitoyablement tous mes cheveux de devant d’une oreille à l’autre. Mon frere François qui étoit dans l’autre chambre l’a vu, et l’a laissé faire. Il en fut même charmé, car il portoit portant peruque, et il étoit jaloux de la beauté de mes cheveux. Il a été toute sa vie envieux, combinant cependant je ne sais pas comment l’envie avec l’amitié : son vice doit etre aujourd’hui mort de vieillesse, comme tous les miens.

Je me suis reveillé que l’ouvrage etoit deja fini. Après le fait le curé partit comme si de rien n’étoit. Mes deux mains furent celles qui me firent connoitre toute l’horreur de cette execution inouie.

Quelle colère ! Quelle indignation ! Quels projets de vengeance d’abord qu’un miroir à la main j’ai vu l’état dans le quel m’avoit mis ce pretre audacieux ! Ma grande mere accourut à mes cris ; mon frere rioit. La vieille femme me calma un peu convenant que le curé avoit outrepassé les bornes de la correction permise.