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Déterminé à me venger je me suis habillé en ruminant cent noirs projets. Il me sembloit d’avoir droit de me venger au sang à l’abri de toutes les lois. Les théatres étant ouverts, je suis sorti en masque, et je suis allé chez l’avocat Carrara que j’avois connu chez M. Malipiero pour savoir si je pouvois attaquer le curé en justice. Il me dit qu’on avoit il n’y avoit pas long tems ruiné une famille à cause que le chef avoit coupé la moustache d’un marchand esclavon, ce qui est beaucoup moins qu’un toupé tout entier ; et qu’ainsi je n’avois qu’à ordonner si je voulois intimer d’abord au curé une extrajudicialeciaire qui le feroit trembler. Je lui ai dit de la faire, et de dire le soir à M. Malipiero par quelle raison il ne me verroit pas à l’assemblée m’avoit pas vu à diner. Il étoit evident que je ne pouvois plus sortir sans masque tant que mes cheveux ne seroient pas revenus.

Je suis allé diner fort mal avec mon frere. L’obligation dans la quelle ce malheur me mettoit de devoir me priver de la table delicate à la quelle M. Malipiero m’avoit accoutumé n’etoit pas la moindre peine que je devois endurer à cause de l’action de ce violent curé dont j’etois le filleul. La rage qui m’obsedoit étoit telle que je versois des larmes. J’étois au desespoir que cet affront avoit en soi un caractere comique qui me donnoit un ridicule, que je regardois comme plus deshonorant qu’un crime. M’étant mis au lit de bonne heure, un bon someil de dix heures me rendit moins ardent ; mais non pas moins decidé à me venger par le fore competent.

Je m’habillois donc pour aller lire l’extrajudicialeciaire chez M. Carrara, lorsque j’ai vu devant moi un habile friseur que j’avois connu chez Madame Z Contarini. Il me dit que M. Malipiero l’envoyoit pour qu’il me raccomodat les cheveux de façon que je pusse sortir, car il desiroit que j’allasse diner avec lui dans le même jour. Après avoir consideré le degat, il me dit, se mettant à rire, que je n’avois qu’à le laisser faire, et il m’assuroit en m’assurant qu’il me mettra en état de sortir frisé avec encore plus d’elegance qu’auparavant. Cet habile garçon me rendit tous les cheveux du devant egaux aux coupés, et m’accomoda en vergette si bien que je me suis trouvé content, satisfait, et vengé.