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J’ai cru de n’avoir pas besoin de me donner beaucoup de peine pour apprendre mon sermon par cœur. J’en etois l’auteur, je savois de le savoir ; et le malheur de l’oublier ne me sembloit pas dans l’ordre des choses possibles. Je pouvois oublier une phrase ; mais je devois être le maitre d’en substituer une autre, et tout comme je ne restois jamais court quand je parlois à une compagnie d’honetes gens, je ne trouvois pas vraisemblable qu’il put m’arriver de rester muet vis à vis d’un auditoire, je ne connoissois personne qui pût me rendre timide, et me faire perdre la faculté de raisonner. Je me divertissois donc à mon ordinaire me contentant de relire soir, et matin ma composition pour la bien imprimer dans ma memoire, dont je n’avois jamais eu raison de me plaindre.

Le jour donc du 19 de Mars 1741 dans le quel je devois quatre heures après midi monter en chaire pour reciter mon sermon, je n’ai pas eu le courage de me priver du plaisir de diner avec le comte de Mont Real qui logeoit chez moi, et qui avoit invité le patricien Barozzi qui après Paques devoit epouser la comtesse Lucie sa fille.

J’etois encore à table avec toute la belle compagnie, lorsqu’un clerc vint m’avertir qu’on m’attendoit à la sacristie. Avec l’estomac plein et la tete alterée, je pars, je cours à l’eglise, je monte en chaire.

Je dis tres bien l’exorde, et je prens haleine. Mais à peine prononcées les cent premières paroles de la narration, je ne sais plus ni ce que je dis, ni ce que je dois dire, et voulant poursuivre à force je bats la campagne, et ce qui achève de me perdre est un bruit sourd de l’auditoire inquiet qui s’etoit trop aperçu de ma deroute. Je vois plusieurs sortir de l’eglise, il me semble d’entendre rire, je perds la tête, et l’espoir de me tirer d’affaires. Je peux assurer mon lecteur que je n’ai jamais su si j’ai fait semblant de tomber en défaillance, ou si j’y suis tombé tout de bon. Tout ce que je sais est que je me suis laissé tomber sur le plancher de la chaire en donnant un grand coup de tete contre le mur desirant qu’il me l’eut fendue. Deux clercs sont venus me prendre pour me reconduire à la sacristie, sans dire le mot à personne j’ai pris mon manteau et mon chapeau, et je suis allé chez moi. Enfermé dans ma chambre je me suis mis en habit court tel que les abbés le portent