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à la campagne, et après avoir mis dans un portemanteau mon necessaire je suis allé me faire donner demander de l’argent chez à ma grand-mere, et je suis allé à Padoue prendre mes terzeries. J’y suis arrivé à minuit, où je me suis d’abord couché avec mon bon docteur Gozzi, au quel je ne me suis pas soucié de faire la narration de mon desastre. Après avoir fait tout ce que je devois pour mon doctorat pour l’année suivante je suis retourné à Venise après Paques, où j’ai trouvé mon malheur oublié ; mais il n’y a plus eu question de me faire precher. On a eu beau m’encourager. J’ai entièrement renoncé à ce métier.

La veille de l’Ascension le mari de Madame Manzoni me presenta à une jeune courtisane qui fesoit alors à Venise le plus grand bruit. On l’appeloit la Cavamacchie, ce qui veut dire degraisseuse, parceque son pere avoit fait le metier de degraisseur. Elle auroit voulu se faire appeler Preati, parceque tel étoit son nom de famille ; mais ses amis l’appeloient Juliette ; c’étoit son nom de bapteme, et assez joli pour pretendre d’aller sur l’histoire.

La renomée de cette fille venoit de ce que le marquis Sanvitali parmesan lui avoit donné déboursé cent mille ecus pour coucher avec elle prix de ses faveurs. On ne parloit à Venise que de sa beauté. Ceux qui pouvoient parvenir à lui parler se croyoient heureux, et tres heureux ceux qui etoient admis à sa coterie. Comme je devrai plusieurs fois parler d’elle dans ces memoires, le lecteur aura pour agréable de lire d’aprendre en peu de mots son histoire.

Dans l’année 1735 Juliette agée de quatorze ans porta un habit degraissé à un noble venitien nommé Marco Muazzo. Ce noble l’ayant trouvée charmante malgré ses guenilles, alla la voir chez son pere même avec un celebre avocat nommé Bastien Uccelli. Cet Uccelli étonné plus encore de l’esprit romanesque, et folatre de cette fille que de sa beauté, et de sa belle taille, la mit dans un appartement bien meublé, lui donna un maitre de musique, et en fit sa maitresse. Dans le tems de la foire il la conduisit avec lui sur le liston, où elle etonna tous les amateurs. En six mois de tems elle se crut devenue assez musicienne pour s’engager avec un entrepreneur, qui la prit pour la conduire à Vienne jouer un role de castrato dans un opera de Metastasio.