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et d’un jupon lacé de travers, qui laissoit voir nue la moitié de sa jambe elle me regardoit d’un air libre, et serein comme si j’avois été sa vieille connoissance. Elle me demanda si j’avois été content de mon lit — Oui. Je suis sûr que c’est vous qui l’avez fait. Qui etes vous ? — Je suis Lucie, fille du concierge, je n’ai ni freres, ni sœurs, et j’ai quatorze ans. Je suis bien aise que vous n’ayez pas un valet, car je vous servirai moi même, et je suis sûre que vous serez content.

Enchanté de ce debut, je me mets sur mon séant, elle me passe ma robe de chambre me disant cent choses que je ne comprenois pas. Je prens mon caffè interdit autant qu’elle étoit à son aise ; et étonné d’une beauté à la quelle il etoit impossible d’etre indifferent. Elle s’étoit assise sur le pied de mon lit, ne justifiant la liberté qu’elle prenoit que par un rire qui disoit tout. Son pere, et sa mere entrerent que j’avois encore la tasse à la bouche. Lucie ne bouge pas : elle les regarde ayant un air de se pavaner du poste dont elle avoit pris possession. Ils la grondent avec douceur, me demandant excuse pour elle.

Ces bonnes gens me disent cent honetetés ; et Lucie part pour ses affaires. Ils m’en font l’eloge : c’est leur enfant unique, cheri, la consolation de leur vieillesse. Lucie leur est obéissante ; elle craint Dieu, elle est saine comme un poisson ; elle n’a qu’un defaut — Quel est il ? — Elle est trop jeune — Charmant defaut.

Dans moins d’une heure je me trouve convaincu que je parlois à la probité, à la verité, aux vertus sociales, et au vrai honneur.

Voila Lucie qui rentre toute riante, debarbouillée, coiffée à sa guise, chaussée, vetue, et qui après m’avoir fait une reverence de village va s’asseoir donner des baisers à sa mere, puis va s’asseoir sur les genoux de son pere ; je lui dis de s’asseoir sur le lit ; mais elle me dit que tant d’honneur ne lui convient pas quand elle est vetue. L’idée simple, innocente, et enchanteresse, que je trouve dans cette reponse, me fait rire. J’examine si elle etoit alors plus jolie qu’une demie heure auparavant, et je decide pour l’auparavant. Je