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J’ai passé l’été en allant filer le parfait amour avec Angela à l’école, où elle alloit apprendre à broder. Son avarice à m’accorder des faveurs m’irritoit ; et mon amour m’etoit deja devenu un tourment. Avec un grand instinct j’avois besoin d’une fille dans le gout de Bettine qui aimat à assouvir le feu de l’amour sans l’eteindre. Mais je me suis bien-vite defait de ce gout frivole. Ayant moi meme une espece de pucellage virginité j’avois la plus grande veneration pour celui celle d’une fille. Je la regardois comme le Palladium de Cecrops. Je ne voulois pas des femmes mariées. Quelle sottise ! J’etois assez dupe pour être jaloux de leurs maris. Angela étoit negative au supreme degré sans cependant être coquette. Elle me sechoit : je maigrissois. Les discours pathetiques, et plaintifs que je lui tenois au tambour où elle brodoit avec deux de ses camarades qui étoient sœurs fesoient plus d’effet sur elles que sur son cœur trop esclave de la maxime qui m’empoisonnoit. Si je n’avois eu d’yeux que pour elle je me serois aperçu que ces deux sœurs avoient plus de charmes qu’elle ; mais elle m’avoit obstiné. Elle me disoit qu’elle étoit prête à devenir ma femme, et elle croyoit que je ne pouvois pas desirer d’avantage. Elle m’assommoit quand à titre d’extreme faveur elle me disoit que l’abstinence la fesoit souffrir autant que moi.

Au commencement de l’automne, une lettre de la comtesse de Mont-réal m’appela à sa campagne dans le Frioul à une terre qui lui appartenoit appelée Paséan. Elle devoit avoir brillante compagnie avec celle de sa fille devenue dame venitienne, qui avoit esprit, et beauté, et un œil si beau qu’il la dedommageoit de l’autre qu’une taie rendoit affreux.

Ayant trouvé à Pasean la gaieté il ne me fut pas difficile de l’augmenter oubliant pour quelque tems la cruelle Angela. On m’a donné une chambre rez de chaussée attenante au jardin, où je me suis trouvé bien logé sans me soucier de savoir de qui j’etois voisin. Le lendemain à mon reveil mes yeux furent agréablement surpris par le charmant objet qui s’approcha de mon lit pour me servir du caffè. C’étoit une fille toute jeune, mais formée comme le sont les filles de ville qui ont dixsept ans : elle n’en avoit que quatorze. Blanche de peau, noire des d’yeux, et de cheveux, echevelée, et couverte de sa seule chemise