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d’obtenir toujours la victoire je me suis determiné à combattre, content que sa presence fût la seule récompense de mes desirs. Je n’avois pas encore appris l’axiome que tant que le combat dure, la victoire est toujours incertaine.

Je lui ai dit qu’elle me feroit plaisir à venir de meilleure heure, et à me reveiller meme si je dormois, car moins que je dormois me portant toujours mieux mieux je me portois. Ainsi les deux heures de discours devinrent trois qui passoient comme un eclair. Lorsque sa mere qui la cherchoit la trouvoit assise sur mon lit, elle n’avoit plus rien à lui dire, admirant la bonté que j’avois de la souffrir. Lucie lui donnoit cent baisers. Cette trop bonne femme me prioit de lui donner des leçons de sagesse, et de lui cultiver l’esprit. Après son depart Lucie ne croyoit pas d’être plus libre. La compagnie de cet ange me fesoit souffrir les peines de l’enfer. Dans la tentation continuelle où j’etois d’inonder de baisers sa phiysionomie, lorsqu’en riant elle la mettoit à deux doigts de la mienne me disant qu’elle desiroit d’être ma sœur, je me gardois bien de prendre ses mains entre les miennes ; un seul baiser que je lui aurois donné auroit fait saulter en l’air l’edifice, car je me sentois devenu une vraie paille. Je m’etonnois toujours quand elle partoit, d’avoir obtenu la victoire ; mais insatiable de lauriers il me tardoit de voir le retour du lendemain pour renouveller le doux, et dangereux combat. Ce sont les petits desirs qui rendent un jeune homme hardi ; les grands l’hebètent.

Au bout de dix à douze jours, me trouvant dans la necessité de finir, ou de devenir scelerat, j’ai choisi de finir parceque rien ne m’assuroit d’obtenir le salaire dû à ma sceleratesse dans le consentement de l’objet qui me l’auroit fait commettre. Lucie devenue dragon lorsque je l’aurois mise dans le cas de devoir se défendre, la porte de la chambre étant ouverte, m’auroit exposé à la honte, et au triste repentir. Cette idée m’effrayoit. Il falloit finir, et je ne savois comment m’y prendre. Je ne pouvois plus resister à une fille, qui à la pointe du jour n’ayant au dessus de sa chemise qu’un jupon, couroit avec la gayeté dans l’ame sur moi me demandant comment j’avois dormi, et me mettant les paroles sur les levres. Je retirois ma tête, et en riant elle me reprochoit ma peur tandis qu’elle n’en avoit pas. Je lui repondois tres ridicu-