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lement qu’elle se trompoit, si elle croyoit que j’eusse peur d’elle qui n’etoit qu’une enfant. Elle me repondoit que la difference d’un an de deux ans n’étoit rien.

N’en pouvant donc plus, et devenant tous les jours plus amoureux, precisement à cause du spécifique des écoliers qui desarme en épuisant dans le moment la puissance ; mais qui irritant la nature l’excite à la vengeance qu’elle exerce en redoublant les desirs du tyran qui l’a domptée, j’ai passé toute la nuit avec le phantôme de Lucie devant mon esprit triste d’avoir decidé de la voir le matin pour la dernière fois. Le parti de la prier elle même de ne plus venir me parut superbe, heroyque, unique, immancable. Pour m’assurer que j’en aurois la force, j’ai passée la nuit en jouissant d’elle en imagination. Je ne pouvois plus avoir dans mon individu autre agent que la raison. J’ai cru que Lucie non seulement se prêteroit à l’execution de mon projet ; mais qu’elle concevroit de moi la plus haute estime pour tout le reste de sa vie.

La voila à la premiere clarté du jour flamboyante, radieuse, riante, echevelée courant à moi à bras ouverts ; mais devenant tout d’un coup triste parcequ’elle m’aperçoit pale, defait, et affligé. Qu’avez vous donc, me dit elle, — Je n’ai pas pu dormir — Pourquoi ? — Parceque je me suis determiné à vous communiquer un projet triste pour moi ; mais qui me gagnera toute votre estime — S’il doit vous concilier mon estime, il doit, au contraire, vous rendre gai. Dites moi pourquoi m’ayant tutoyée hyer, vous me parlez aujourd’hui comme à une demoiselle. Que vous ai-je fait ? monsieur l’abbé. Je m’en vais chercher votre caffè, et vous me direz tout après l’avoir pris. Il me tarde de vous entendre.

Elle va, elle revient, je le prens, je suis serieux, elle me dit des nayvetés qui me font rire, elle s’en rejouit ; elle remet tout à sa place, elle va fermer la porte parcequ’il fesoit du vent, et ne voulant pas perdre un seul mot de ce que j’allois lui dire, elle me dit de lui faire un peu de place. Je la lui fais sans rien craindre, parceque je me croyois egal à un mort.

Après lui avoir fait une fidele narration de l’état dans le quel ses charmes m’avoient mis, et des peines que j’avois soutenues pour avoir voulu resister au penchant de lui donner des marques evidentes de ma tendresse, je lui represente que ne pouvant plus endurer les tourmens que sa presence causoit à mon ame amoureuse, je me voyois reduit à devoir