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pourrai jamais cesser de vous aimer. Si cependant pour guerir vous avez besoin de ne m’aimer plus, dans ce cas faites tout ce que vous pouvez, car je vous aime mieux vivant sans amour que mort par amour. Voyez seulement si vous pouvez trouver un autre expedient, car celui que vous m’avez communiqué m’afflige. Pensez. Il se peut qu’il ne soit pas si unique qu’il vous semble. Suggérez m’en un autre. Fiez vous à Lucie.

Ce discours vrai, nayf, naturel me fit voir combien l’eloquence de la nature est supérieure à celle de l’esprit philosophique. J’ai serré pour la premiere fois entre mes bras cette fille celeste, lui disant : oui, ma chere Lucie ; tu peux porter au mal qui me devore le plus puissant lenitif : laisse moi baiser mille fois ta langue, et ta bouche divine qui m’a dit que je suis heureux.

Nous passames alors une bonne heure dans le plus eloquent silence, excepté que Lucie s’écrioit de tems en tems Ah ! mon Dieu ! Est il vrai que je ne reve pas ? Je l’ai malgré cela respectée dans l’essentiel, et precisement parcequ’elle ne m’opposoit la moindre resistance. C’étoit mon vice.

Je suis inquiète, me dit elle tout d’un coup : mon cœur commence à me parler. Elle saute du lit, elle le raccomode vite, et elle va s’asseoir sur le pied. Un instant après, sa mere entre, et referme la porte disant que j’avois raison car le vent étoit fort. Elle me fait compliment sur mes belles couleurs disant à sa fille d’aller s’habiller pour aller à la messe. Elle revint une heure après me dire que le prodige qu’elle avoit fait la rendoit glorieuse, car la santé qu’on me voyoit la rendoit mille fois plus certaine de mon amour que l’état pitoyable dans le quel elle m’avoit trouvé le matin. Si ton parfait bonheur, me dit elle, ne depend que de moi, fais le. Je n’ai rien à te refuser.

Elle me laissa alors ; et malgré que mes sens flottassent encore dans l’ivresse, je n’ai pas manqué de reflechir que je me trouvois au bord du précipice ; et que j’avois besoin d’une grande force pour m’empecher d’y tomber.

Ayant passé tout le mois de Septembre à cette campagne je me suis trouvé onze nuits de suite en possession de Lucie qui sûre du bon someil de sa mere vint les passer avec moi. entre mes bras. Ce qui nous rendoient insatiables etoit une abstinence, à la quelle elle fit tout ce qu’elle put pour me faire rénoncer. Elle ne pouvoit gouter la douceur du fruit defendu qu’en me le laissant devorer. Elle tenta cent fois de me tromper me disant que je l’avois deja cueilli, mais Bettine m’avoit trop bien instruit pour qu’on pût m’en