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imposer. Je suis parti de Paséan en l’assurant d’y retourner au printems ; mais en la laissant dans une situation d’esprit qui dut être la cause de son malheur. Malheur que je me suis bien reproché en Hollande vingt ans après, et que je me reprocherai jusqu’à la mort.

Trois ou quatre jours après mon retour à Venise, j’ai repris toutes mes habitudes redevenant amoureux d’Angela, esperant de parvenir au moins à ce où j’etois parvenu avec Lucie. Une crainte que je ne trouve pas aujourd’hui dans ma nature, une terreur panique des consequences fatales à ma vie à venir m’empechoit de jouir. Je ne sais pas si j’ai jamais été parfaitement honete homme ; mais je sais que les sentimens que je cherissois dans ma première jeunesse etoient beaucoup plus delicats que ceux aux quels je me suis habitué à force de vivre. Une mechante philosophie diminue trop le nombre de ce qu’on appelle préjugés.

Les deux sœurs qui travailloient au tambour avec Angela etoient ses amies intimes, et à part de tous ses secrets. Je n’ai su qu’après avoir fait connoissance avec elles qu’elles condamnoient la severité excessive de leur amie. N’étant pas assez fat pour croire que ces filles en ecoutant mes plaintes pussent devenir amoureuses de moi, non seulement je ne me gardois pas d’elles ; mais je leur confiois mes peines lorsqu’Angela n’y etoit pas. Je leur parlois souvent avec un feu de beaucoup supérieur à celui qui m’animoit lorsque je parlois à la cruelle qui l’allumoit. Le veritable amant a toujours peur que l’objet qu’il aime le croye exagerateur ; et la crainte de dire trop le fait dire moins de ce qui en est.

La maitresse de cette école vieille, et devote qui dans le commencement se montroit indifferente à l’amitié que je montrois d’avoir pour Angela, prit enfin en mauvaise part la frequence de mes visites, et en avertit le curé Tosello son oncle, qui me dit un jour avec douceur que je devois frequenter un peu moins cette maison, car mon assiduité pouvoit être mal interpretée, et prejudiciable à l’honneur de sa niece. Ce fut pour moi un coup de foudre ; mais recevant son avis de sang froid, je lui ai dit que j’irois passer ailleurs le tems que je passois chez la brodeuse.

Trois ou quatre jours après je lui ai fait une visite de politesse sans m’arreter un seul moment au tambour ; mais j’ai tout de même