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III 3
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mes sens ; je me suis plu à m’egarer, et j’ai continuellement vecu dans l’erreur, n’ayant autre consolation que celle de savoir que j’y étois. Par cette raison j’espere, cher lecteur, que bien loin de trouver dans mon histoire le caractere de l’impudente jactance, vous y trouverez celui qui convient à une confession generale, quoique dans le style de mes narrations vous ne me trouverez ni l’air d’un penitent, ni la contrainte de quelqu’un qui rougit rendant compte de ses fredaines. Ce sont des folies de jeunesse. Vous verrez que j’en ris, et si vous etes bon, vous en rirez avec moi.

Vous rirez quand vous saurez que souvent je ne me suis pas fait un scrupule de tromper des étourdis, des fripons, et des sots quand j’en ai eu besoin. Pour ce qui regarde les femmes, ce sont des tromperies reciproques qu’on ne met pas en ligne de compte, car quand l’amour s’en mêle, on est ordinairement la dupe de part et d’autre. Mais c’est bien différent pour ce qui regarde les sots. Je me felicite toujours quand je me souviens de les avoir fait tomber dans mes filets, car ils sont insolens, et presomptueux jusqu’à défier l’esprit. On le venge quand on trompe un sot, et la victoire en vaut la peine, car il est cuirassé, et on ne sait pas par oû le prendre. Tromper un sot enfin est un exploit digne d’un homme d’esprit. Ce qui a mis dans mon sang, depuis que j’existe, une haine invincible contre cette engeance, c’est que je me trouve sot toutes les fois que je me vois en societé avec eux. Il faut cependant les distinguer de ces hommes qu’on appelle bêtes, car n’étant bêtes que par défaut d’éducation, je les aime assez. J’en ai trouvé de fort honètes, et qui dans le caractere de leur bétise ont une sorte d’esprit. Ils ressemblent à des yeux qui sans la cataracte seroient fort beaux.

Examinant, mon cher lecteur, le caractere de cette preface, vous devinerez facilement mon but. Je l’ai faite parceque je veux que vous me connoissiez avant de me lire. Ce n’est qu’aux Cafés, et aux tables d’hôte qu’on converse avec des inconnus.

J’ai écrit mon histoire, et personne ne peut y trouver à redire ; mais suis-je sage la donnant au public que je ne connois qu’à son grand desavantage ? Non. Je sais que je fais une folie ; mais ayant besoin de m’occuper, et de rire, pourquoi m’abstiendrois-je de la faire ?

Expulit elleboro morbum, bilemque meraco.