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mains, et les leur baisant je leur ai demandé si elles étoient mes veritables amies, et si elles approuvoient la façon indigne dont Angela m’avoit traité. Elles me répondirent d’accord que je leur avois fait verser des larmes. Laissez donc, leur dis-je, que j’aie pour vous la tendresse d’un vrai frere, et partagez la comme si vous étiez mes sœurs : donnons nous en des gages dans l’innocence de nos cœurs : embrassons nous, et jurons nous une fidelité eternelle.

Les premiers baisers que je leur ai donnés ne sortirent ni d’un desir amoureux, ni d’un projet tendant à les seduire, et de leur coté, elles me jurerent quelques jours après qu’elles ne me les rendirent que pour m’assurer qu’elles partageoient mes honetes sentimens de fraternité ; mais ces baisers innocens ne tarderent pas à devenir enflammés, et à susciter en tous les trois un incendie, dont nous dumes être fort surpris, car nous les suspendimes nous entreregardant après tous étonnés, et fort serieux. Les deux sœurs bougerent sous un pretexte, et je suis resté absorbé dans la réflexion. Ce n’est pas étonnant que le feu que ces baisers avoient allumé dans mon ame, et qui serpentoit dans tous mes membres m’ait rendu dans l’instant invinciblement amoureux de ces deux filles. Elles étoient toutes les deux plus jolies qu’Angela, et Nanette par l’esprit, comme Marton par son caractere doux, et naïf lui étoient infiniment superieures : je me suis trouvé fort surpris de n’avoir pas reconnu leur merite avant ce moment là ; mais ces filles étant nobles, et fort honnêtes, le hazard qui les avoit mises entre mes mains ne devoit pas leur devenir fatal. Je ne pouvois pas sans fatuité croire qu’elles m’aimoient ; mais je pouvois supposer que les baisers avoient fait sur elles le même effet qu’ils avoient fait sur moi. Dans cette supposition j’ai vu avec evidence qu’employant des ruses, et des tournures, dont elles ne pouvoient pas connoitre la force, il ne me seroit pas difficile, dans le courant de la longue nuit que je devois passer avec elles, de les faire