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Le cinquieme, ou sixieme jour, se promenant avec moi au jardin, elle eut la betise de m’expliquer les justes raisons de ses inquietudes, et le tort que son mari avoit de lui en donner des motifs. Je lui ai repondu en ton d’ami que le seul moyen qu’elle pouvoit employer pour le corriger en peu de tems etoit celui de faire semblant de ne pas voir les politesses qu’il fesoit à sa sœur, et à son tour de se montrer amoureuse de moi. Pour l’engager à prendre ce parti, je lui ai dit qu’il etoit difficile, et qu’il falloit avoir beaucoup d’esprit pour jouer un role si faux. Elle m’assura qu’elle le joueroit à merveille ; mais elle le joua si mal que la compagnie s’aperçut que le projet etoit de mon cru.

Quand je me trouvois avec elle dans les allées du jardin, sûr que personne ne nous voyoit, et que je voulois la mettre tout de bon à son role, elle devenoit serieuse, puis imperieuse, et elle employoit enfin l’imprudent moyen de s’eloigner de moi en courant, et en rejoignant les autres qui pour lors se moquoient de moi m’appelant mauvais chasseur. Je lui reprochois en vain après ces faits le triomphe mal entendu qu’elle procuroit à son mari. Je louois son esprit, et je deplorois son education. Je lui disois pour l’apaiser que mes manieres avec une femme d’esprit comme elle etoient celles de la bonne compagnie. Mais au bout de dix à douze jours elle me desespera me disant qu’étant pretre je devois savoir que dans la matiere de l’amour le moindre attouchement étoit un peché mortel, que Dieu voyoit tout, et qu’elle ne vouloit ni damner son ame, ni se voir exposée à la honte de devoir dire à son confesseur qu’elle étoit descendue à faire des abominations avec un pretre. Je lui ai dit que je n’etois pas pretre ; mais elle me terrassa en fin me demandant si je convenois que ce que je voulois entreprendre sur elle etoit peccamineux. N’ayant pas eu le courage d’en disconvenir, j’ai vu que je devois finir.