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Quand, deux heures après, il me confirma la nouvelle, et que je n’ai pu plus en douter, je me suis repenti du sot present de huit jours que je lui avois fait ; mais je n’ai pas eu le courage de me dedire. Les demonstrations de contentement de la part de sa femme furent telles que ma retractation m’auroit rendu meprisable. Cette brave femme savoit que je lui devois tout, et elle avoit peur que je ne le devinasse pas. Mais voici le dernier evenement qui m’occupa dans ce Fort ; et que je ne dois pas laisser ignorer au lecteur passer sous silence.

Un officier en uniforme nationale entra dans la chambre du major suivi d’un homme qui montroit l’age de soixante ans portant epée. L’officier remit au major une lettre cachetée au bureau de la guerre qu’il lut, et à la quelle il repondit sur le champ, et l’officier partit tout seul.

Le major dit alors à ce monsieur, le qualifiant de comte qu’il le tenoit aux arrets par ordre supreme, et que sa prison étoit tout le Fort. L’autre voulut alors lui remettre son epée, mais il la refusa noblement, et il le conduisit à la chambre qu’il lui destinoit. Une heure après, un domestique à livrée vint porter au detenu un lit, et une mâle, et le lendemain matin le même domestique vint me prier au nom de son maitre d’aller dejeuner avec lui. J’y fus ; et voila ce qu’il me dit au premier abord.

Monsieur l’abbé : on a tant parlé à Venise de la bravoure avec la quelle vous avez prouvé la realité d’un alibi incroyable que vous ne devez pas être surpris de l’envie que j’avois de vous connoitre — Lorsque l’alibi est réel, monsieur le comte, il n’y a pas de bravoure à le demontrer. Ceux qui en doutent, permettez que je vous dise qu’ils me font un mauvais compliment, car — N’en parlons donc plus : et excusez. Mais puisque nous sommes devenus camarades, j’espere que vous m’accorderez votre amitié. Dejeunons.