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Après le dejeuner, et avoir su de ma bouche qui j’étois, il crut de me devoir la meme politesse. Je suis, me dit il, comte de Bonafede. Étant jeune, j’ai servi sous le prince Eugene ; puis j’ai quité le service militaire pour m’attacher au civil en Autriche, puis en Baviere à cause d’un duel. Ce fut à Munick que j’ai enlevée une fille de condition que j’ai conduite ici, où je l’ai epousée. J’y suis depuis vingt ans ; j’ai six enfans, et toute la ville me connoit. Il y a huit jours que j’ai envoyé mon laquais à la poste de Flandre pour retirer mes lettres, et on les lui a refusées parcequ’il n’avoit pas assez d’argent pour en payer le port. J’y suis allé en personne, et j’ai dit en vain que je payerois dans l’ordinaire suivant. On me les a refusées. Je suis monté chez le baron de Taxis qui preside à cette poste pour me plaindre de l’insulte ; mais il m’a repondu grossierement que ses commis ne font rien que par son ordre, et que quand j’en payerai le port j’aurois mes lettres. Etant chez lui, je me suis gardé maitre de mon premier mouvement ; et je suis parti ; mais un quart d’heure après, je lui ai écrit un billet dans le quel je m’appelois insulté, et je lui demandois satisfaction l’avertissant que je marcherois avec mon epée, et qu’il me la donnera par tout où je le trouverois. Je ne l’ai trouvé nulle part ; mais hyer le secretaire des inquisiteurs d’état me dit tête à tête que je devois oublier l’impolitesse du baron, et aller avec un officier qui étoit là dehors me constituer prisonnier dans ce Fort, m’assurant qu’il ne m’y laisseroit que huit jours. J’aurai donc le vrai plaisir de les passer avec vous.

Je lui ai repondu que depuis vingt quatre heures j’étois libre ; mais que pour lui donner une marque de reconnoissance à la confidence qu’il venoit de me faire j’aurois l’honneur moi même de lui tenir compagnie. M’étant deja engagé avec le major, c’étoit un mensonge officieux que la politesse approuve.