Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
155 157
[107r]


imminent je lui ai demontré l’inutilité de mon amitié. J’ai fini par le sot lieu commun, dont on se sert pour consoler toute fille opprimée par le besoin, même honnête. Je lui ai predit des bonheurs imaginaires dependans de la force immancable de ses charmes. Cela, me répondit elle d’un ton reflechi, peut arriver, pourvu que celui qui les trouvera puissans sache qu’ils sont inseparables de mes sentimens, et que s’y conformant il me rende la justice qui m’est due. Je n’aspire qu’à un nœud legitime sans pretendre ni à noblesse, ni à richesse : je suis desabusée sur l’une, et en état de me passer de l’autre, car il y a long tems qu’on m’a accoutumée à l’indigence, et même à me passer du necessaire, ce qui n’est pas comprehensible. Mais allons voir mes desseins — Vous avez bien de la bonté, mademoiselle.

Helas ! Je ne m’en souvenois plus, et son Ève ne pouvoit plus m’interesser. Je l’ai suivie.

J’entre dans une chambre, où je vois une table, une chaise, un petit miroir, et un lit retroussé, où on ne voyoit que le dessous de la paillasse. On vouloit par là laisser le spectateur maitre de s’imaginer qu’il y avoit des draps ; mais ce qui m’a donné le coup de grace fut une puanteur qui n’étoit pas de vieille date : me voila anneanti. Jamais amoureux ne se trouva gueri plus rapidement. Je me trouve uniquement occupé par l’envie de m’en aller pour ne plus rétourner, et faché de ne pas pouvoir laisser sur la table une poignée de cequins : je me serois trouvé quitte en conscience du prix de ma rançon.

Elle m’a montré ses desseins, et me semblant beaux je les lui ai loués sans m’arreter sur son Ève ni badiner sur son Adam, comme j’aurois fait ayant l’esprit dans une differente assiette. Je lui ai demandé par maniere d’acquit pourquoi, ayant tant de talent, elle n’en tiroit pas parti apprenant à peindre en pastelle.