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su, ou osé philosopher elle auroit eu droit de mepriser en moi un homme qu’elle n’avoit interessé que par sa parure, ou par l’opinion qu’elle lui avoit fait concevoir de sa noblesse, ou de sa fortune.

Elle se mit cependant à l’entreprise de me remonter me parlant sincerement. Si elle eut pu réussir à mettre en jeu le sentiment, elle se sentoit sûre de le faire devenir son avocat.

Je vous vois surpris, monsieur l’abbé, et je n’en ignore pas la raison. Vous vous attendiez à trouver la magnificence, et ne trouvant qu’une triste apparence de misere, les bras vous tomberent. Le gouvernement ne donne à mon pere que des tres petits appointemens, et nous sommes neuf. Étant obligés d’aller à l’eglise dans les jours de fête, et devant avoir les dehors que notre condition exige, nous sommes souvent forcés à rester sans manger pour retirer la robe, et le cendal que le besoin nous a forcee à mettre en gage. Nous les y remettons le lendemain. Si le curé ne nous voyoit pas à la messe, il rayeroit nos noms du registre de ceux qui participent aux aumones de la confraternité des pauvres. Ce sont ces aumones qui nous soutiennent.

Quel recit ! Elle devina. Le sentiment s’est emparé de moi ; mais pour me rendre honteux beaucoup plus qu’emu. N’étant point riche, et ne me sentant plus amoureux, je suis devenu, après avoir exalé un gros soupir, plus froid que glace.

Je lui ai cependant repondu honnêtement, lui parlant raison avec douceur, et un air d’interest. Je lui ai dit que si j’étois riche, je la convaincrois facilement qu’elle n’avoit pas instruit de ses malheurs un homme insensible, et mon depart étant