Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
162 160
[109v]


du jour, je suis alle passer la courte nuit entre les bras de mes deux anges, qui pour le coup ne se flatterent point de me voir encore. De mon coté je ne pouvois rien prevoir, car m’abandonnant au destin je croyois que celle de penser à l’avenir devenoit une peine inutile. Nous passames cette nuit entre la joye, et la tristesse, entre les ris, et les larmes. Je leur ai laissé la clef. Cet amour, qui fut mon premier, ne m’a presque rien appris à l’egard de l’ecole du monde, car il fut parfaitement heureux, jamais interrompu par aucun trouble, ni terni par le moindre interest. Nous nous reconnumes tous les trois fort souvent en devoir d’elever nos ames à la providence eternelle pour la remercier de la protection immediate avec la quelle elle avoit tenu loin de nous tout accident qui auroit pu troubler la douce paix, dont nous avions joui.

J’ai laissé à madame Manzoni tous mes papiers, et tous les livres defendus que j’avois. Cette dame qui avoit vingt ans plus que moi, et qui croyant au destin s’amusoit à feuilleter son grand livre, me dit en riant qu’elle étoit sûre de me rendre tout ce que je lui laissois tout au plus tard dans l’année suivante. Ses predictions m’étonnoient, et me fesoient plaisir : ayant beaucoup de respect pour elle, il me sembloit de devoir l’aider à les verifier.

Ce qui la lui fesoit voir dans l’avenir n’étoit ni superstition, ni un vain pressentiment toujours denué de raison ; mais une connoissance du monde, et du caractere de la personne à la quelle elle s’interessoit. Elle rioit de ce qu’elle ne se trompoit jamais.

Je suis allé m’embarquer à la petite place de S.t Marc. La veille, M. Grimani m’avoit donné dix cequins, qui selon lui devoient m’être plus que suffisans à vivre dans tout le tems que je devois rester dans le lazaret d’Ancone pour faire la quarantaine. Après ma sortie du lazaret, il n’étoit pas possible de prevoir que je pusse avoir besoin d’argent. Puisqu’ils