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ne fût venu me secouer, me disant d’aller à bord, puisque le vent étant bon, il vouloit partir.

Le mortel qui sort d’une grande perplexité, quelqu’en soit le moyen, se sent soulagé. Il me sembloit que maitre Alban étoit venu me dire ce, qui dans mon extreme detresse, me restoit à faire. Après m’être vite habillé, j’ai mis mes chemises dans un mouchoir, et je suis allé m’embarquer. Une heure après, la Tartane leva l’ancre, et le matin elle la jeta dans un port d’Istrie nommé Orsara. Nous descendimes tous pour aller nous promener dans cette ville, qui n’en merite pas le nom. Elle appartient au pape : les venitiens la lui ont donnée pour faire hommage à la chaire de S.t Pierre.

Un jeune moine recolet, qui se nommoit F. Steffano de Belun, que maitre Alban, devot de S.t François d’Assise avoit embarqué par charité, m’approcha pour me demander si j’étois malade — Mon pere, j’ai du chagrin — Vous le dissiperez venant avec moi dejeuner chez une de nos devotes.

Il y avoit trente six heures que la moindre nourriture n’étoit entrée dans mon estomac, et la grosse mer m’avoit fait rendre tout ce qui pouvoit encore s’y trouver. Outre cela ma maladie secrete me genoit à l’excès, sans compter l’avilissement qui m’accabloit l’esprit, etant sans le sou. Mon état étoit si triste que je n’avois pas la force de ne pas vouloir quelque chose. J’ai suivi le moine dans une parfaite apathie.

Il me presenta à sa devote, lui disant qu’il me conduisoit à Rome, où j’allois prendre le saint habit de S.t François. Dans toute autre situation je n’aurois pas laissé courir ce mensonge ; mais dans ce moment là cette imposture me parut comique. La bonne femme nous donna un joli repas en poissons, accomodés à l’huile qui là est excellente, et à boire du Refosco que j’ai trouvé exquis. Un pretre, qui arriva là par hazard, me conseilla de ne pas passer la nuit dans la Tartane, mais d’accepter un lit chez lui, et même un diner pour le lendemain, si le vent nous empechoit de partir. J’ai accepté sans balancer. Après avoir remercié la devote je suis allé me promener avec le pretre, qui me donna un bon souper fait par sa gouvernante, qui s’assit à table avec nous, et qui me plut. Son refosque, encore meilleur que celui de la devote, me fit oublier mes malheurs : j’ai causé avec ce pretre assez gaiement. Il vouloit me lire un petit poeme de sa composition ; mais ne pouvant plus tenir les yeux ouverts, je lui ai dit que je l’entendrois volontiers le lendemain.

Je suis allé me coucher prenant des precautions pour que ma peste ne tomba sur les draps. Dix heures après, la gouvernante ; qui épioit