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Ma nature accablée par ce grand malheur, ayant eut besoin de s’y rendre insensible, se noyant dans le frere de la mort. Ce fut le sacré bourreau qui à midi me reveilla pour me dire d’un air triomphant qu’on avoit invité à souper un jeune homme fort riche qui ne pouvoit que perdre, et que par consequent je me referois — J’ai perdu tout mon argent. Pretez moi vingt cequins — Quand je prête, je suis sûr de perdre : c’est une superstition ; mais j’en ai trop fait l’experience. Tachez de les trouver ailleurs, et venez. Adieu.

Ayant honte de faire savoir mon malheur à mon sage ami, je me suis informé au premier venu où demeuroit un honete preteur sur gages. Je fus chez un vieux homme que j’ai conduit chez moi, et au quel j’ai vidé ma mâle. Après avoir fait l’inventaire de tous mes effets, il me donna trente cequins, sous condition, que si je ne lui rendois la somme tout au plus tard trois jours après, tout lui appartiendroit. Point d’usure. Le brave homme ! Je lui ai fait un écrit de vente ; et il emporta tout après m’avoir donné trente cequins tous neufs. Ce fut lui qui m’obligea à retenir trois chemises, des bas, et des mouchoirs : je ne voulois rien. J’avois un sûr pressentiment que je regagnerois le soir tout mon argent. Quelques années après, je me suis vengé ecrivant une diatribe contre les pressentimens. Je crois que le seul pressentiment auquel l’homme sage peut faire attention est celui qui lui predit malheur ; il est de l’esprit. Celui qui predit bonheur est du cœur, et le cœur est un fou digne de compter sur la fortune qui est folle. Je n’eus rien de si pressé que d’aller rejoindre l’honnête compagnie, qui ne craignoit rien tant que de ne pas me voir arriver. À souper on ne parla pas de jouer. On fit le plus pompeux eloge de mes eminentes qualités ; et on celebra la haute fortune que je devois faire à Rome. Ce fut moi, après table, que voyant qu’on ne parloit pas de jouer, j’ai demandé hautement ma revanche. On me dit que je n’avois qu’à faire la banque, et que tout le monde ponteroit. Je l’ai faite, et après avoir tout perdu, j’ai prié le lumine lęsus de payer à l’hote ce que je lui devois, et il me dit qu’il répondroit pour moi.

Allant me coucher desesperé, j’ai vu, pour surcroit de malheur, les vilaines marques de la meme maladie, dont, il n’y avoit pas encore deux mois que j’étois gueri. Je me suis endormi abasourdi. Je me suis reveillé au bout d’onze heures ; mais dans l’accablement de mon esprit j’ai poursuivi à me tenir assoupi. J’abhorrois la pensée, et la lumiere dont il me sembloit d’être indigne de jouir. Je craignois un réveil parfait dans le quel je me serois trouvé dans la cruelle necessité de prendre un parti. Je ne me suis pas arreté un seul moment sur l’idée de retourner à Venise, ce que cependant j’aurois dû faire ; et j’aurois voulu plutot mourir qu’aller confier au jeune docteur ma situation. Mon existence m’étant devenue à charge, j’esperois de mourir d’inanition sans bouger de là. C’est certain que je ne me serois pas determiné à me lever, si le bon homme Alban, maitre de la Tartane