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Elle m’avoit dit que le petit Beiran commençant le même jour, et durant trois, elle ne pourroit venir que le quatrieme ; c’étoit la Pâque des turcs. Le petit Beiran est plus long que le grand. J’ai passé ces trois jours voyant leurs ceremonies, et leurs remuemens continuels.

La premiere nuit après le Beiran, elle me dit me tenant tout entre ses bras amoureux qu’elle ne pouvoit être heureuse que m’appartenant, et qu’étant chretienne je pourrois l’acheter l’attendant dans Ancone à la fin de sa quarantaine. J’ai dû lui avouer que j’étois pauvre, et à cette annonce elle soupira. Dans la nuit suivante elle me dit que son maitre la vendroit pour deux mille piastres, qu’elle pouvoit me les donner, qu’elle étoit vierge, et que je pourrois m’en convaincre si la balle étoit plus grosse. Elle me dit qu’elle me donneroit une boite remplie de diamans, dont un seul valoit deux mille piastres, et que vendant les autres nous pourrions vivre à notre aise sans jamais craindre la pauvreté. Elle me dit que son maitre ne s’apercevroit du vol de sa boite qu’après avoir fini la quarantaine, et qu’il soupçonneroit tout le monde plutot qu’elle.

J’étois amoureux de cette créature, sa proposition m’inquieta ; mais le lendemain à mon reveil je n’ai plus balancé. Elle vint avec la boite dans la nuit suivante, et quand je lui ai dit que je ne pouvois pas me resoudre à devenir complice du vol, elle me dit en pleurant que je ne l’aimois pas comme elle m’aimoit ; mais que j’etois un vrai chretien. C’étoit la derniere nuit. Le lendemain à midi le prieur du Lazaret devoit venir nous mettre en liberté. La charmante grecque entierement en proie de ses sens, et ne pouvant plus resister au feu qui lui bruloit l’ame, me dit de me mettre debout, de me courber, de la saisir sous les aisselles, et de la tirer toute entiere dans le balcon. Quel est l’amant qui auroit pu s’opposer à une pareille invitation. Tout nu comme un gladiateur, je me leve, je me courbe, je la saisis sous les aisselles, et sans avoir besoin d’avoir la force de Milon de Crotone, je la tirois dedans, lorsque je me sens saisi aux epaules, entendant la voix du gardien qui me dit que faites vous ? Je lache prise, elle s’enfuit, et je tombe sur mon ventre. Je ne me soucie plus de me lever de là et je laisse que le gardien me secoue. Il crut que l’effort m’avoit tué ; mais j’etois pire que mort. Je ne me levois pas, parceque j’avois envie de l’etrangler. Je suis enfin allé me coucher sans lui rien dire, et même sans remettre la planche.

Le prieur vint le matin nous declarer libres. En sortant de là avec le cœur navré j’ai vu la grecque qui ramassoit ses larmes. J’ai donné rendez vous à la bourse à F. Steffano qui me laissa avec le juif auquel je devois payer le loyer