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des meubles qu’il m’avoit donné. Je l’ai conduit aux Minimes, le pere Lazzari me donna dix cequins, et l’adresse de l’eveque, qui après avoir fait la quarantaine aux confins de la Toscane devoit être à Rome, où je devois aller le rejoindre. Après avoir payé le juif, et mal diné à une auberge, je me suis acheminé à la bourse pour voir F. Steffano. Chemin fesant j’eus le malheur de rencontrer maitre Alban, qui me dit des injures grossieres à cause de ma mâle, que je lui avois laissé croire d’avoir oubliée chez lui. Après l’avoir apaisé lui contant toute la deplorable histoire je lui ai fait un écrit dans le quel je certifiois que je n’avois rien à pretendre de lui. Je me suis acheté des souliers et une redingote bleue.

À la bourse, j’ai dit à F. Steffano que je voulois aller à la santa casa de N. D. de Lorette, que je l’y attendrois trois jours, et que de là nous pourrions aller à Rome à pieds ensemble. Il me repondit qu’il ne vouloit pas aller à Lorette, et que je me repentirois d’avoir meprisé la providence de S.t François. Le lendemain je suis parti pour Loreto me portant tres bien.

Je suis arrivé à cette sainte ville las à n’en pouvoir plus. C’étoit pour la premiere fois de ma vie que j’avois fait quinze milles à pieds ; ne buvant que de l’eau, à cause que le vin cuit me bruloit l’estomac. Malgré ma pauvreté je n’avois pas l’apparence d’un gueux. La chaleur étoit excessive.

En entrant dans la ville je rencontre un abbé à l’air respectable, avancé en age. Voyant qu’il m’examinoit attentivement, j’ote mon chapeau, et je lui demande où il y avoit une honnête auberge. Voyant, me dit il, une personne comme vous à pieds, je juge que c’est par devotion que vous venez visiter ce saint lieu. Ella venga meco. Il rebrousse chemin, et il me conduit à une maison de belle apparence. Après avoir parlé au chef à l’écart, il part me disant d’un air noble ella sarà ben servita. J’ai cru qu’on me prenoit pour un autre ; mais j’ai laissé faire.

On m’introduit dans un appartement de trois pieces, où la chambre à coucher étoit tapissée de damas avec lit sous baldaquin, et secretaire ouvert avec tout le necessaire pour écrire. Un domestique me donne une legere robe de chambre, puis il s’en va, et il rentre avec un autre portant par les deux oreilles une grande cuve remplie d’eau. On la place devant moi, on me dechausse, et on me lave les pieds. Une femme tres bien mise, suivie d’une servante qui portoit des draps, entre, et après m’avoir fait une humble reverence fait le lit. Après le bain, une cloche sonne, ils se mettent à genoux, j’en fais de meme. C’etoit l’Angelus. On met un couvert sur une petite table ; et on me demande quel vin je bois, je répons Chianti. On me porte la gazette, et deux flambeaux d’argent, et on s’en va. Une heure après, on me sert un souper en maigre tres delicat, et avant que j’aille au lit on me demande si je prendrai mon chocolat avant sortir, ou après la messe. Je repons avant sortir, devinant la raison de cette demande. Je me couche, on me porte une lampe de nuit devant un cadrant, et on s’en va. Je me suis trouvé couché dans un lit au quel je n’ai trouvé l’egal qu’en France. Il étoit fait pour guerir de l’insomnie ; mais je n’en avois pas besoin. J’ai fait un somne de dix heures.