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Me voyant traité ainsi, je fus sûr de n’être pas à une auberge ; mais aurois-je osé deviner que j’étois à un hopital ? Le matin après le chocolat voila un peruquier manieré, qui pour parler n’attend pas d’etre interrogé. Devinant que je ne voulois pas avoir une barbe, il s’offre à arranger mon duvet à la pointe des ciseaux, ce qui, me dit il, me feroit paroitre encore plus jeune — Qui vous a dit que je pense à cacher mon age ? — C’est tout simple, car si monsignore ne pensoit pas à ça, il se seroit fait raser depuis long tems. La comtesse Marcolini est ici. Monsignor la connoit il ? Je dois aller la coiffer à midi.

Voyant que je ne m’interesse pas à la comtesse, le bavard poursuit — Est ce la premiere fois que monsignor loge ici ? Dans tous les états de nôtre Seigneur, il n’y a pas un hopital plus magnifique — Je le crois, et j’en ferai compliment à Sa Sainteté — Oh ! il le sait bien. Il y a logé lui même avant son exaltation. Si monsignor Caraffa ne vous avoit pas connu, il ne vous auroit pas presenté.

Voila en quoi les peruquiers sont utiles à un étranger dans toute l’Europe ; mais il ne faut pas les interroger, car pour lors ils mêlent le faux au vrai, et au lieu de se laisser sonder ils sondent. Croyant de devoir faire une visite à Monsignor Caraffa je m’y suis fait conduire. Il me reçut tres bien, et après m’avoir fait voir sa biblioteque il me donna pour Ciceron un de ses abbés qui étoit de mon age, et que j’ai trouvé rempli d’esprit. Il m’a fait tout voir. Cet abbé, s’il vit encore, est aujourd’hui chanoine de S. Jean de Latran. Vingt huit ans après cette epoque il me fut utile à Rome.

Le lendemain, j’ai communié dans l’endroit même, où la sainte vierge accoucha de son créateur. J’ai passé tout le troisieme jour à voir tous les tresors de ce prodigieux sanctuaire. Le lendemain de bonne heure je suis parti, n’ayant depensé que trois pauls dans le peruquier.

À la moitié du chemin vers Macerata j’ai trouvé F. Steffano qui marchoit tres lentement. Enchanté de me voir, il me dit qu’il étoit parti d’Ancone deux heures après moi, et qu’il ne fesoit que trois milles par jour tres content d’employer deux mois dans ce voyage qu’à pieds même on pouvoit faire en huit jours. Je veux, me dit il, arriver à Rome frais, et bien portant : rien ne me presse : et si vous etes d’humeur de voyager ainsi, venez avec moi. S.t François ne sera pas embarrassé à nous entretenir tous les deux.

Aoust 1743Ce lache étoit un homme de trente ans, de poil roux, d’une complexion tres forte, veritable paysan, qui ne s’etoit fait moine que pour vivre sans fatiguer son corps. Je lui ai repondu qu’étant pressé je ne pouvois pas devenir son compagnon. Il me dit qu’il marcheroit le double ce jour là, si je voulois me charger de son manteau, qui lui étoit fort lourd. J’ai voulu essayer, et il mit ma redingotte. Nous devinmes deux personnages comiques qui fesoient rire tous les passans. Son manteau étoit effectivement la charge d’un mulet. Il avoit douze poches toutes pleines, outre la grande poche de derriere qu’il appeloit le batti-culo, qui seule contenoit le double de ce que pouvoient contenir toutes les autres. Pain, vin, viandes cuites fraiches, et salées, poulets, œufs, fromages,