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me répondant de sang froid qu’il ne pouvoit pas reveler la confession. Je n’ai pas voulu manger, bien determiné à me separer de cet animal. J’ai dû recevoir en sortant de la maison un paul pour la maudite messe que ce coquin avoit celebrée. Je devois faire la figure de son boursier.

D’abord que nous fumes sur le grand chemin, je lui ai dit que je le quitois pour sortir du risque de me voir condamné aux galeres avec lui. Dans les reproches que je lui ai fait l’ayant appelé ignorant scelerat, et l’entendant me répondre que j’étois un gueux, je n’ai pu me tenir de lui donner un soufflet, au quel il a repondu d’un coup de son baton que dans l’instant je lui ai arraché des mains. Puis le laissant là, j’ai allongé le pas vers Macerata. Un quart d’heure après un voiturier vide qui retournoit à Tolentino m’ayant offert de m’y mettre pour deux pauls, j’ai accepté. De là j’aurois pu aller à Foligno pour six pauls ; mais une maudite envie d’epargner me l’empecha, et me portant bien j’ai cru de pouvoir aller à Valcimare à pieds ; et j’y suis arrivé n’en pouvant plus après cinq heures de marche. Cinq heures de marche suffisent pour mettre aux abois un jeune homme, qui quoique fort, et sain n’est pas accoutumé à marcher. Je me suis mis au lit.

Le lendemain voulant payer l’hote de la monnoye en cuivre que j’avois dans la poche de l’habit, je ne trouve pas ma bourse que je devois avoir dans la poche de mes culottes. Je devois y avoir sept cequins. Quelle desolation ! Je me souviens de l’avoir oubliée sur la table de l’hote à Tolentino, lorsque j’avois changé un cequin pour le payer. Quel chagrin ! J’ai rejeté avec dedain l’idée de retourner sur mes pas pour recouvrer cette bourse qui contenoit tout mon bien. Me paroissant impossible, que celui qui s’en seroit emparé me la rendroit, je n’ai pu me resoudre à faire une perte certaine fondé sur un espoir incertain. J’ai payé, et avec l’affliction dans l’ame je me suis mis sur le chemin de Saraval ; mais une heure avant d’y arriver après avoir marché cinq heures, et dejeuné à Muccia j’ai fait un faux pas sautant un fosset, et je me suis donné une si cruelle entorce que je n’ai pu plus marcher. Je reste assis au bord du fosset sans autre ressource que l’ordinaire que la religion fournit aux malheureux qui se trouvent dans la detresse. Je demande à Dieu la grace de faire passer par là quelqu’un qui pût me secourir.

Une demie heure après un paysan passa qui alla chercher un ânon, qui moyennant un paul me conduisit à Saraval riche d’onze pauls en monnoye de cuivre ; pour me faire faire economie il me logea chez un homme à mechante physionomie qui pour deux pauls payés d’avance me logea. Je demande un chirurgien ; mais je ne peux l’avoir que le lendemain. Je me couche, après un infame souper, dans un detestable lit, où j’espere cependant de dormir ; mais c’étoit precisement là que mon mauvais demon m’attendoit pour me faire