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souffrir des peines infernales.

Trois hommes arrivent armés de carabines, fesant des mines epouvantables, parlant entr’eux un jargon que je ne comprenois pas, jurant, pestant sans avoir aucun egard pour moi. Après avoir bu, et chanté jusqu’à minuit, ils se coucherent sur des bottes de paille ; mais à ma grande surprise mon hote ivre, et tout nu vient pour se coucher près de moi, riant de m’entendre lui dire que je ne le souffrirai jamais. Il dit en blasphemant Dieu que tout l’enfer ne pourroit l’empecher de se coucher dans son lit. J’ai dû lui faire place en m’écriant chez qui suis-je ! À cette exclamation il me dit que j’étois chez le plus honete sbire de tout l’etat de l’Eglise.

Aurois-je pu deviner que j’étois en compagnie de ces maudits ennemis de tout le genre humain ? Mais ce n’est pas tout. Le brutal cochon, à peine couché, plus avec l’action qu’avec la parole me declare son infame dessein d’une façon qui me force à le repousser par un coup que je lui donne à la poitrine, et qui le fait tomber à bas du lit. Il jure, il se releve, et il retourne à l’assaut sans entendre raison. Je me decide à me trainer dehors, et à me mettre sur un siege, remerciant Dieu qu’il ne s’y oppose pas, et qu’il se soit d’abord endormi. J’ai passé là quatre heures des plus tristes. À la pointe du jour ce bourreau excité par ses camarades se leva. Ils burent, et après avoir repris leur carabines ils partirent.

Dans cet etat pitoyable j’ai encore passé une heure à appeler quelqu’un. Un garçon enfin monta qui pour un bayoque alla me chercher un chirurgien. Cet homme après m’avoir visité, et assuré que trois ou quatre jours de repos me gueriroient me conseilla de me laisser porter à l’auberge. J’ai suivi son conseil, et je me suis d’abord mis au lit où il eut soin de moi. J’ai donné à laver mes chemises, et je fus bien traité. Je me voyois reduit à desirer de ne pas guerir, tant je craignois le moment dans le quel pour payer l’hote j’aurois dû vendre ma redingotte. J’en étois honteux. Je voyois que si je ne m’étois pas interessé pour la fille à la quelle F. Steffano avoit refusé l’absolution je ne me serois pas trouvé dans la misere. Il me paroissoit de devoir convenir que mon zele avoit eté vicieux. Si j’avois pu souffrir le recolet, si, si, si, et tous les maudits si qui dechirent l’ame du malheureux qui pense, et qui après avoir bien pensé se trouve encore plus malheureux. Il est cependant vrai qu’il apprend à vivre. L’homme qui se defend de penser n’apprend jamais rien.

Le matin du quatrieme jour, me trouvant en état de marcher comme le chirurgien me l’avoit predit, je me determine à le charger de la vente de ma redingotte, desolante necessité, car les pluyes commençoient. Je devois quinze pauls à l’hote, et quatre au chirurgien. Dans le moment que j’allois le charger de cette douloureuse vente, voila F. Steffano qui entre