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pour m’acheter des chemises, des bas, des mouchoirs, et tout ce qui m’étoit necessaire. Maitre d’une centaine de cequins, me portant tres bien, et glorieux de mon exploit dans le quel il me sembloit de n’avoir rien à me reprocher. La conduite adroite d’esprit que j’avois eu pour vendre mon secret ne pouvoit être reprouvée que par une morale cinique qui n’a pas lieu dans le commerce de la vie. Me voyant libre, riche, et sûr de paroitre devant mon eveque comme un joli garçon, et non pas comme un gueux, j’ai repris toute ma gayeté, me felicitant d’avoir appris à mes dépens à me defendre des peres Corsini, des joueurs capons, et des femmes mercenaires, et surtout de ceux qui louent en presence. Je suis parti avec deux pretres qui alloient vite à Cosenza. Nous fimes les cent quarante milles en vingt deux heures. Le lendemain de mon arrivée dans cette capitale de la Calabre, j’ai pris une petite voiture et je suis allé à Martorano.

Dans ce voyage fixant mes yeux sur le fameux Mare Ausonium, je jouissois de me voir au centre de la Magna Gręcia que le sejour de Pythagore avoit rendue illustre depuis vingt quatre siecles. Je regardois avec étonnement un pays renomé par sa fertilité, dans le quel, malgré la prodigalité de la nature, je ne voyois que la misere, et la famine de tout ce charmant superflu qui seul peut faire cherir la vie, et un genre humain qui me rendoit honteux songeant que c’étoit le mien. Telle est la terre de labour où on abhorre le labeur, où tout est à vil prix, où les habitans se soulagent d’un fardeau, lorsqu’ils trouvent des gens qui ont la complaisance d’accepter les presens qu’ils leur font en toutes sortes de fruits. J’ai vu que les Romains n’avoient pas eu tort de les appeler brutes au lieu de Brutiens. Les pretres mes compagnons rioient, lorsque je leur fesois connoitre la crainte que j’avois de la Tarantule, et du Chersydre. La maladie qu’ils donnent me paroissoit plus epouvantable que la venerienne. Ces pretres, m’assurant que c’etoient des fables, se moquoient des Georgiques de Virgile, et du vers que je leur citois pour justifier ma crainte.

J’ai trouvé l’eveque Bernard de Bernardis mal assis à une pauvre table où il écrivoit. Il se leva pour me relever, et au lieu de me benir, il me serra etroitement contre son sein. Je l’ai vu sincerement affligé, lorsque je lui ai dit qu’à Naples je n’avois trouvé aucun renseignement pour aller me jeter à ses pieds, et je l’ai vu rasserené quand je lui ai dit que je ne devois rien à personne, et que je me portois bien.