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de commande — Je suis franche. À la difference trop marquée de votre proceder : au soin que vous avez eu de vous abstenir de me regarder dans toute la journée. Le mal aux dents ne pouvant pas vous empecher d’être poli, je l’ai jugé de commande. D’ailleurs, je sais qu’aucun de nous n’a pu donner motif à vôtre changement d’humeur — Il doit cependant avoir eu quelque motif. Vous n’êtes, madame, qu’à moitié, sincere — Vous vous trompez monsieur. Je le suis entierement ; et si je vous ai donné un motif, je l’ignore, ou je dois l’ignorer. Ayez la bonté de me dire en quoi je vous ai manqué — En rien ; car je n’ai droit à aucune pretention — Oui : vous avez des droits. Les mêmes que j’ai ; et que la bonne societé accorde à tous les membres qui la composent. Parlez. Soyez aussi franc que moi — Vous devez ignorer le motif : c’est à dire faire semblant de l’ignorer : c’est vrai. Convenez aussi que mon devoir est celui de ne pas vous le dire — À la bonne heure. Actuellement tout est dit ; mais si votre devoir est celui de ne pas me dire la raison de votre changement d’humeur, le meme devoir vous oblige à ne pas faire connoitre ce changement. La delicatesse ordonne quelque fois à l’homme poli de cacher certains sentimens, qui peuvent compromettre. C’est une gêne de l’esprit ; je le sais ; mais elle vaut la peine quand elle ne sert qu’à rendre plus aimable celui qui l’exerce.

Un raisonnement filé avec cette force me fit rougir de honte. J’ai collé mes levres sur sa main lui disant que je reconnoissois mon tort, et qu’elle me verroit à ses pieds pour lui demander pardon, si nous n’étions pas dans la rue. N’en parlons donc plus, me dit elle, et penetrée de mon prompt retour, elle me regarda d’un air qui peignoit le pardon si bien que je n’ai pas cru de devenir plus coupable decollant de sa main mes levres pour les les laisser aller sur sa belle bouche riante.

Ivre de mon bonheur, je suis passé de la tristesse à la joye si rapidement que l’avocat dit, durant le souper, cent plaisanteries sur ma douleur de dents, et sur la promenade qui m’en avoit gueri. Le lendemain nous dinames à Veletri, et de là nous allames nous coucher à Marino, où malgré la quantité de troupes nous eumes deux petites chambres, et un assez bon souper.

Je ne pouvois pas desirer d’être mieux avec cette charmante romaine. Je n’avois reçu d’elle qu’un gage ; mais c’étoit celui de l’amour le plus solide, qui m’assuroit qu’elle seroit toute à moi à Rome. Dans la voiture nous nous parlions des genoux plus que des yeux, et par là nous nous assurions que notre langage ne pouvoit être entendu de personne.

L’avocat m’avoit dit qu’il alloit à Rome pour terminer une cause ecclesiastique, et qu’il logeroit à la Minerve chez sa belle mere. Il tardoit à sa femme de la revoir depuis deux ans qu’elle l’avoit quitée, et sa sœur esperoit de rester à Rome devenant épouse d’un employé à la banque du S.t Esprit. Invité à leur societé, je leur ai promis d’en profiter tant que mes affaires me le permettroient.