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Nous étions au dessert, lorsque ma belle admirant la beauté de ma tabatiere, dit à son mari qu’elle avoit grande envie d’en posseder une dans ce gout là. Il la lui promit. Achetez, lui dis-je alors, celle-ci ; je vous la donne pour vingt onces. Vous les payerez au porteur du billet que vous me ferez. Ce sera un anglois au quel devant cette somme, je saisis volontiers l’occasion de la lui faire payer. La tabatiere, me répondit l’avocat vaut les vingt onces, et je serois charmé de la voir entre les mains de ma femme, qui par là se souviendroit avec plaisir de vôtre personne ; mais je n’en ferai rien que vous la payant argent comptant. Voyant que je n’y consentois pas, sa femme lui dit qu’il lui seroit egal de me faire le billet au porteur dont j’avois besoin. Il lui dit alors, en riant, de se garder de moi, car c’étoit de ma part une fine friponnerie. Tu ne vois pas, lui dit il, que son anglois est imaginaire ? Il ne paroitra jamais, et la tabatiere nous restera pour rien. Cet abbé, ma chere femme, est un grand fripon. Je ne croyois pas lui repondit elle en me regardant, qu’il y avoit eut au monde si habiles fripons des fripons de cette espèce. Je lui ai dit tristement que je voudrois bien être assez riche pour exercer des friponneries pareilles.

Mais voici un évenement qui me combla de joie. Dans la chambre où nous soupions il y avoit un lit, et un autre dans un cabinet contigu qui n’avoit pas de porte, et où on ne pouvoit entrer que passant par la chambre. Les deux sœurs naturellement choisirent le cabinet. Après qu’elles se furent couchees, l’avocat se coucha aussi, et moi le dernier ; avant d’eteindre la chandelle, j’ai mis la tête dans le cabinet pour leur souhaiter un bon someil. Ce fut pour voir de quel coté la mariée se trouvoit. J’avois un projet tout fait.

Mais quelles maledictions n’ai-je données à mon lit quand j’ai entendu l’épouvantable bruit qu’il fit quand je m’y suis mis ? Me sentant sûr de la complaisance de la dame, malgré qu’elle ne m’eut rien promis, j’attens que l’avocat ronfle, et je veux me lever pour aller lui faire une visite ; mais d’abord que je veux me lever, voila le lit qui crie, et l’avocat qui se reveillant allonge un bras. Il sent que je suis là, et il se rendort. Une demie heure après, je tente la même chose, le lit me fait le même lazzi, et l’avocat me fait l’autre. Sûr que j’étois là, il se rendort de nouveau ; mais la maudite indiscretion de ce lit me fait prendre le parti d’abandonner mon projet. Mais voila un coup unique.

Un grand bruit de gens qui montent, et descendent, qui vont, qui viennent se fait entendre par toute la maison. Nous entendons des coups de fusil, le tambour, l’alarme, on appelle, on crie, on frappe à notre porte, l’avocat me demande ce que c’étoit, je lui repons que je n’en savois rien, le priant de me laisser dormir. Les sœurs epouvantées nous demandent au nom de Dieu de la lumiere. L’avocat se leve en chemise pour aller en chercher, et je me leve aussi. Je veux refermer la porte ; et je la ferme ; mais le ressort saute de façon que je vois qu’on ne peut plus l’ouvrir qu’avec la clef, que je n’avois pas. Je vais au lit des deux sœurs pour leur faire courage dans la confusion qu’on entendoit, et dont j’ignorois la cause. Leur disant que l’avocat alloit revenir d’abord