Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
215 220
[146v]


beaucoup d’autres abbés ; mais j’ai cru d’être invisible, car madame ne m’ayant pas honoré d’un regard, personne ne m’a dit le mot. Une demie heure après je suis parti. Ce ne fut que cinq à six jours après qu’elle me dit d’un air noble et gracieux qu’elle m’avoit vu dans sa sale de compagnie — Je ne croyois pas d’avoir eu l’honneur d’etre observé de madame — Oh ! Je vois tout le monde. On m’a dit que vous avez de l’esprit — Si ceux qui vous l’ont dit madame s’y connoissent, vous me donnez là une bonne nouvelle — Oui : ils s’y connoissent — S’ils ne m’avoient jamais parlé, ils ne l’auroient jamais su — C’est certain. Laissez vous voir chez moi.

Nous avions cercle. Le cardinal S. C. me dit que quand madame me parloit françois, bien ou mal je devois répondre dans la même langue. Le politique Gama me dit à part que mon style etoit trop tranchant, et qu’à la longue je deplairois.

Ayant assez appris de françois, je ne prenois plus leçon. Le seul exercice devoit me donner l’usage de la langue. Je n’allois chez D. Lucrezia que quelque fois le matin ; et j’allois chez le pere Georgi le soir. Il avoit su ma partie de Frascati, et il n’y avoit pas trouvé à redire.

Deux jours après l’espece d’ordre que la marquise m’avoit donné de lui faire ma cour, je suis entré dans sa sale. M’ayant d’abord vu, elle fit un sourire que j’ai cru devoir relever avec une profonde reverence ; mais voila tout. Un quart d’heure après elle se mit à jouer, et je suis allé diner. Elle étoit jolie, et puissante à Rome ; mais je ne pouvois pas me determiner à ramper. Les façons romaines m’excedoient.

Vers la fin de novembre le pretendu de D. Angelica vint chez moi avec l’avocat pour me prier d’aller passer un jour, et une nuit chez lui à Tivoli avec la même compagnie que j’avois traitée à Frascati : j’ai accepté avec plaisir, car depuis le jour de S.te Ursule je ne m’etois jamais trouvé un seul moment seul avec D. Lucrezia. Je lui ai promis d’être chez D. Cicilia dans ma voiture à la pointe du jour indiqué. Il falloit partir de tres bonne heure parceque Tivoli étoit est à seize milles de Rome, et parceque la quantité de belles choses qu’il y avoit à voir demandoient beaucoup de tems. Devant rester dehors une nuit j’en ai demandé la permission au cardinal même, qui ayant entendu avec qui j’y allois, me repondit que je fesois fort bien à saisir l’occasion de voir les merveilles de ce fameux endroit en belle compagnie.

À l’heure convenue, je me suis trouvé à la porte de D. Cicilia dans le même vis à vis à quatre chevaux, et elle fut comme toujours mon partage. Cette aimable veuve, malgré la pureté de ses mœurs étoit fort aise que j’aimasse sa fille. Toute la famille étoit dans un Phaeton à six places que D. Francesco avoit loué. À sept heures et demie nous fimes halte à une petite maison, où D. Francesco nous fit trouver un elegant dejeuner, qui devant nous tenir lieu de diner fut tres suffisant. À Tivoli nous n’avions ne pouvions avoir le tems que de souper. Après avoir donc bien dejeuné, nous remontames dans nos voitures, et nous fumes chez lui à dix heures. J’avois à mon doigt la bague que D. Lucrezia m’avoit donnée, l’ayant faite remonter pour l’adapter à mon doigt. J’y avois fait faire une autre face derriere, où on ne voyoit qu’un champ d’email avec un caducée entouré d’un seul serpent.