Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4 4
[14v]


Marzia ma grande mere, dont j’étois le bien aimé, vint à moi, me lava le visage avec de l’eau fraîche, et à l’insu de toute la maison me fit monter avec elle dans une gondole, et me mena à Muran. C’est une ile très peuplée distante de Venise une demie heure.

Descendant de gondole, nous entrons dans un taudis, où nous trouvons une vieille femme assise sur un grabat, tenant entre ses bras un chat noir, et en ayant cinq ou six autres avec autour d’elle. C’étoit une sorcière. Les deux vieilles femmes tinrent entr’elles un long discours, dont j’ai dû être le sujet. À la fin de leur dialogue en langue fourlane la sorcière, reçut après avoir reçu de ma grande mere un ducat d’argent, elle ouvrit une caisse, me prit entre ses bras, m’y mit dedans, et m’y enferma, me disant de n’avoir pas peur. C’étoit le moyen de me la faire avoir, si j’avois eu un peu d’esprit ; mais j’étois hébété. Je me tenois tranquille, tenant mon mouchoir au nez parceque je saignois, très indifferent au vacarme que j’entendois faire au dehors. J’entendois rire, pleurer tour à tour, crier, chanter, et frapper sur la caisse. Tout cela m’étoit égal.

On me tire enfin dehors, mon sang s’étanche. Cette femme extraordinaire, après m’avoir fait cent caresses, me deshabille, me met sur le lit, brule des drogues, en ramasse la fumée dans un drap, m’y emmaillote, me recite des conjurations, me demaillote après, et me donne à manger cinq dragées très agréables au gout. Elle me frotte tout de suite les tempes, et la nuque avec un onguent qui exhaloit une odeur suave, et elle me rhabille. Elle me dit que mon hémoragie iroit toujours en decadence, pourvu que je ne rendisse compte à personne de ce qu’elle m’avoit fait pour me guerir, et elle m’intime au contraire toute la perte de mon sang, et la mort si j’osois reveler à quelqu’un ses mysteres. Après m’avoir ainsi instruit, elle m’annonce une charmante dame qui viendroit me faire une visite dans la nuit suivante, dont mon bonheur dépendoit, si je pouvois avoir la force de ne dire à personne d’avoir reçu cette visite. Nous partimes, et nous retournames chez nous.

À peine couché, je me suis endormi sans même me souvenir de la belle visite que je devois recevoir ; mais m’étant reveillé quelques heures après, j’ai vu, ou cru voir, descendre de la cheminée une femme éblouissante en grand panier, et vêtue d’une étoffe superbe,