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de souper. L’abbé Gama vint me dire que S. E. me fesoit avertir de ne m’engager à diner nulle part pour le lendemain, car il avoit à faire à moi.

Je l’ai trouvé à villa Negroni à tomar el Sol. Il se promenoit avec son secretaire qu’il quitta quand il me vit. Étant seul avec lui, je lui ai fait toute la narration fidele de l’intrigue de Barbaruccia sans lui cacher la moindre circonstance. Après cette fidele narration, je lui ai peint la douleur que je ressentois à le quitter avec les plus vives couleurs. Je me voyois, lui disois-je, frustré de toute la fortune que je pouvois esperer dans ma vie, puisque je me sentois sûr de ne pouvoir la faire qu’à son service. J’ai passé une heure à lui parler ainsi presque toujours pleurant ; mais tout ce que j’ai su lui dire fut inutile. Il m’encouragea avec bonté ; et me pressant de lui dire dans quel lieu de l’Europe je voulois aller, le mot que le desespoir, et le depit fit sortir de ma bouche fut ConstantinopleConstantinople ? me dit-il, reculant de deux pas. — Oui Monseigneur ; Constantinople, lui repetai-je en essuyant mes larmes.

Ce prelat, qui étoit rempli d’esprit ; mais espagnol dans l’ame, garda pour deux ou trois minutes un profond silence ; puis me regardant avec un sourire. Je vous remercie, me dit il, de ne m’avoir pas nommé Hispaam, car vous m’auriez embarrassé. Quand voulez vous partir ? — Aujourd’hui en huit, comme V. E. me l’a ordonné — Irez vous vous embarquer à Naples, ou à Venise ? — À Venise — Je vous donnerai un ample passeport, car vous trouverez dans la Romagne deux armées en quartiers d’hiver. Il me semble que vous pouvez dire à tout le monde que je vous envoye à Constantinople, car personne ne vous croira.

Cette ruse politique me fit presque rire. Il me donna sa main que j’ai baisé, et il alla rejoindre son secretaire qui l’attendoit dans une autre allée, me disant que je dinerois avec lui.

En retournant à l’hotel d’Espagne, et reflechissant au choix que j’avois fait de Constantinople, j’ai un moment cru, tout étonné, ou d’être devenu fou, ou de n’avoir prononcé ce mot que par la force occulte de mon Genie qui m’appeloit là pour agir à seconde de ma destinée. Ce qui me surprenoit étoit que le cardinal y avoit d’abord consenti. Il me sembloit que son orgueil lui avoit empeché de me conseiller d’aller ailleurs. Il eut peur que je pusse penser qu’il s’étoit vanté en vain d’avoir des amis par tout. À qui me recommanderoit il ? Que ferai-je à Constantinople ? Je n’en savois rien ; mais je devois y aller.