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Ayant admiré l’appetit avec le quel j’avoisai mangé tout ce qu’on [m][illisible]avoita servi, il me demanda si j’avois diné ; et il me parut content quand je lui ai repondu que non — Votre souper, me dit il, vous fera-t-il du mal ? — J’ai lieu d’esperer qu’au contraire il me fera du bien — Vous avez donc trompé le pape. Venez avec moi dans la chambre ici près. Vous aurez le plaisir d’entendre une bonne musique. La premiere actrice y loge.

Le mot d’actrice m’interesse ; et je le suis. Je vois assise à une table une femme en age qui soupoit avec deux jeunes filles, et deux jolis garçons. Je cherche en vain l’actrice. D. Sancio me la presente dans un de ces garçons, joli à ravir, qui ne pouvoit avoir que seize à dix sept ans. Je pense d’abord que c’étoit le castrato, qui avoit joué le role de premiere actrice, sur le theatre d’Ancone sujet aux mêmes lois qu’à Rome. La mere me presente son autre fils joli aussi, mais non pas castrato, qui s’appeloit Petrone, et qui avoit representé la premiere danseuse, et ses deux filles, dont l’ainée, qui s’appeloit Cecile apprenoit la musique, et avoit douze ans, l’autre qui etoit danseuse en avoit onze, et elle s’appeloit Marine ; toutes les deux jolies. Cette famille étoit de Bologne, et se soutenoit par ses talens. La complaisance, et la gayeté suppleoient à la pauvreté.

En se levant de table, Bellino, c’étoit le nom du castrato premiere actrice, à l’instance de D. Sancio, se mettant au clavessin, s’accompagna un air avec une voix d’ange, et des graces enchanteresses. L’espagnol, qui ecoutoit avec tenant les yeux fermés, me sembloit en extase. Moi, bien loin de tenir les yeux fermés, j’admirois ceux de Bellino, qui noirs comme des escarboucles jetoient un feu qui me brûloit l’ame. Cet être avoit plusieurs traits de D. Lucrezia, et des manieres de la marquise G. Son visage me paroissoit feminin. Son habit d’homme n’empechoit pas qu’on ne vit le relief de sa gorge, ce qui fit que, malgré l’annonce, je me suis mis dans la tête que ce devoit être une fille. Dans cette certitude, je n’ai point du tout resisté aux desirs qu’il m’inspira.

Après avoir passé deux heures agréablement, D. Sancio, m’accompagnant à ma chambre, me dit qu’il partoit de grand matin pour Sinigaille avec l’abbé de Vilmarcati, et qu’il retourneroit le jour suivant à souper. Lui souhaitant un bon voyage, je lui ai dit que je le recontrerois en chemin, puisque dans le même jour je voulois aller souper à Sinigaille. Je ne m’arretois à Ancone qu’un jour pour presenter au banquier ma lettre de change et en prendre une pour Bologne.

Je me suis couché tout plein de l’impression que Bellino m’avoit faite, faché de partir sans lui avoir donné des marques de la justice que je lui rendois, n’etant pas la dupe de son deguisement. Mais le matin, à peine ai-je ouvert ma porte, je le vois devant moi m’offrant son frere pour