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qu’on ne savoit que faire de moi. J’étois tres foible, sans appetit, incapable de m’appliquer à rien, ayant l’air insensé. Les physiciens disputoient entr’eux sur la cause de mon mal. Il perd, disoient ils, deux livres de sang par semaine, et il ne peut en avoir que seize à dixhuit. D’où peut donc deriver une sanguification si abondante ? L’un disoit que tout mon chyle devenoit sang : un autre soutenoit que l’air que je respirois devoit à chaque respiration en augmenter une portion dans mes poumons, et que c’étoit par cette raison que je tenois la bouche toujours ouverte. C’est ce que j’ai su six ans après de Monsieur Baffo grand ami de mon pere.

Ce fut lui qui consulta à Padoue le fameux medecin Macop, qui lui donna son avis par écrit. Cet écrit, que je conserve, dit que notre sang est un fluide elastique, qui peut diminuer, et augmenter en épaisseur, jamais en quantité, et que mon hemorragie ne pouvoit deriver que de l’épaisseur de la masse. Elle se soulageoit naturellement pour se faciliter la circulation. Il disoit que je serois deja mort, si la nature, qui veut vivre, ne s’étoit aidée par elle même. Il concluoit que la cause de cette épaisseur ne pouvant se trouver que dans l’air que je respirois, on devoit m’en faire changer, ou se disposer à me perdre. Selon lui l’épaisseur de mon sang étoit la cause de la stupidité qui se laissoit voir sur ma physionomie.

Monsieur Baffo donc, sublime genie, poète dans le plus lubrique de tous les genres, mais grand, et unique, fut la cause qu’on se determina à me mettre en pension à Padoue, et au quel par consequent je dois la vie. Il est mort vingt ans après, le dernier de son ancienne famille patricienne ; mais ses poèmes quoique sales ne laisseront jamais mourir son nom. Les inquisiteurs d’état venitiens par esprit de pieté auront contribué à sa celebrité. Persecutant ses ouvrages manuscrits, ils les firent devenir pretieux : ils devoient savoir que spreta exolescunt.