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la balance l’empechoit de se pencher ni d’un coté ni de l’autre. Je ne pouvois ni ordonner à Therese de mepriser une si belle fortune, ni la laisser aller à Naples sans moi, ni me resoudre à aller à Naples avec elle. La seule pensée que mon amour pût mettre un obstacle à la fortune de Therese me fesoit fremir ; et ce qui m’empechoit d’aller à Naples avec elle étoit mon amour propre encore plus fort que le feu qui me fesoit bruler pour elle. Comment pouvois-je me determiner à retourner à Naples sept à huit mois après que j’en etois parti, y paroissant sans autre état que celui d’un lache qui vivroit au depens de sa femme ou de sa maitresse ? Qu’auroit dit mon cousin D. Antonio, les Palo pere, et fils, D. Lelio Caraffa, et toute la noblesse qui me connoissoit ? Je frissonnois en pensant aussi à D. Lucrezia, et à son mari. Me voyant là meprisé de tout le monde, la tendresse avec la quelle j’aurois aimé Therese auroit elle empeché que je ne me trouvasse malheureux ? Associé au sort de Therese à son sort mari ou amant, je me serois trouvé avili, humilié, et devenu rampant par office, et par metier. La reflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allois renoncer à tout espoir de la grande fortune pour la quelle il me paroissoit d’être né donna à la balance une si forte secousse que ma raison imposa silence à mon cœur. J’ai pris un expedient qui me fit gagner du tems. J’ai ecrit à Therese d’aller à Naples, et d’etre sûre que j’irois la rejoindre ou dans le mois de Juillet, ou à mon retour de Constantinople. Je lui ai recommandé de prendre avec elle une femme de chambre à l’air honete pour paroitre dans le grand Naples avec decence, et de se conduire de façon que je pusse devenir son mari sans rougir de rien. Je prevoyois que la fortune de Therese devoit dependre de sa beauté plus encore que de son talent, et tel que je me connoissois je savois que je ne pourrois jamais etre ni amant ni mari comode.

Mon amour a cedé à ma raison ; mais mon amour n’auroit pas eté si complaisant une semaine avant ce moment là. Je lui ai ecrit de me repondre à Bologne par le même exprès, et j’ai reçu trois jours après sa derniere lettre dans la quelle elle me dit qu’elle avoit signé l’ecriture, qu’elle avoit pris une femme de chambre qui pouvoit representer comme sa mere, qu’elle partiroit à la moitié du mois de May, et qu’elle m’attendroit jusqu’au moment dans le quel je lui écrirois que je ne pensois plus à elle. (Deux ou trois mots, soigneusement biffés difficiles à déchiffrer) Quatre jours après la reception de cette lettre je suis parti pour Venise, mais voici ce qui m’est arrivé avant mon depart.

L’officier françois au quel j’avois écrit pour recouvrer ma mâle, lui offrant de payer le cheval que j’avois emporté, ou qui m’avoit emporté, m’écrivit que mon passeport etoit arrivé, qu’il etoit à la chancelerie de guerre, et