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aspirer à la tranquillité qu’ayant pour base, et pour maxime fondamentale l’egalité entre les aristocrates. Or il est impossible de juger de l’egalité soit physique, soit morale autrement que par l’apparence, d’où il resulte que le citoyen qui ne veut pas être persecuté, s’il n’est pas fait comme les autres, ou pire, doit employer toute son étude pour le paroitre. S’il a beaucoup de talent, il doit le cacher : s’il est ambitieux, il doit faire semblant de mepriser les hoñeurs : s’il veut obtenir, il ne doit rien demander : s’il a une jolie figure il doit la negliger : il doit se tenir mal, se mettre encore plus mal, sa parure ne doit avoir rien de recherché, il doit tourner en ridicule tout ce qui est etranger ; faire mal la reverence, ne pas se piquer d’une grande politesse, ne faire pas grand cas des beaux arts ; cacher son bon gout s’il l’a fin ; ne pas tenir un cuisinier étranger il doit porter une peruque mal peignée, et être un peu mal propre. M. Dolfin Bucintoro n’ayant aucune de ces qualités ne pouvoit donc pas faire fortune dans Venise sa patrie.

La veille de mon depart je ne suis pas sorti de la maison de Madame Orio. Elle versa autant de larmes que ses nieces, et je n’en ai pas versé moins qu’elles. Cent fois dans cette derniere nuit elles me dirent expirant d’amour entre mes bras qu’elles ne me reverroient plus, et elles le devinerent. Si elles m’eussent encore vu, elles n’auroient pas deviné. Voila tout l’admirable des predictions.

Je suis allé à bord le cinq du mois de Mai tres bien en equipage, en bijoux, et en argent comptant. J’etois maitre de [4]00[illisible] cequins. Notre vaisseau etoit armé de vingt-quatre canons, et avoit de garnison deux cent esclavons. Nous passames de Malamocco en Istrie pendant la nuit, et jetames l’ancre dans le port d’Orsara pour faire Savorna. On appelle ainsi l’ouvrage de mettre au fond de cale une quantité suffisante de pieres, car la trop grande legereté du vaisseau le rend moins propre à la navigation. Je suis descendu avec plusieurs autres pour aller me promener, malgré que je connusse le vilain endroit, où il n’y avoit pas encore neuf mois que j’avois passé trois jours. Je riois reflechissant à la difference de mon etat actuel à celui que j’avois quité. J’etois sûr que personne dans mon imposante figure ne reconnoitroit le chetif abbé qui sans le fatal F. Steffano seroit devenu Dieu sait quoi.

Fin du premier tome.