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sur ce que je voyageois, et qu’au lieu d’être persecuté par les inquisiteurs d’état, je jouissois de leur protection, car M. Zulian me recomandoit avec leur consentement. Il me retint à diner, et il me dit d’y aller toutes les fois que je n’aurois rien de mieux à faire.

Ce fut le meme soir chez la duchesse que j’ai prié le prince Santa Croce de me presenter à la princesse : il me repondit qu’elle le desiroit après que le Cardinal avoit passé la veille une heure à parler de moi. Il me dit que je pouvois y aller tous les jours ou à onze heures du matin, ou à deux heures de l’après midi. J’y fus le lendemain à deux heures : elle étoit au lit où elle fesoit tous les jours la siesta, et comme j’avois le privilege d’etre homme sans consequence elle me fit entrer d’abord. J’ai vu d’abord dans un quart d’heure tout ce qu’elle étoit. Jeune, jolie, gaye, vive, curieuse, riante, parlant toujours, interrogant, et n’ayant pas la patience d’entendre la reponse toute entiere. J’ai vu dans cette jeune femme un vrai joujou fait pour amuser l’esprit, et le cœur d’un homme voluptueux et sage, qui avoit sur le corps du grandes affaires, et qui avoit besoin de se distraire. Le cardinal ne la voyoit que regulierement trois fois par jour. Le matin à son lever ; il alloit voir si elle avoit bien dormi : l’après diner qu’il alloit allant tous les jours à trois heures prendre du caffé chez elle, et le soir dans la maison où il y avoit l’assemblée. Il avoit sa partie de piquet tête à tête avec elle, où il avoit le talent de savoir perdre tous les jours six cequins romains ni plus ni moins. De cette façon la princesse étoit la plus riche jeune femme de toute la ville de Rome. Le mari quoique jaloux par defaut de cœur, ne pouvoit pas par une qualité naturelle de l’esprit qui raisonne trouver mauvais que sa femme, jouît d’une pension de 1800# par mois sans pouvoir se rien reprocher, ni donner motif à la moindre medisance, car cela se fesoit en public, et n’étoit d’ailleurs que de l’argent loyalement gagné à un jeu, dont on ne pouvoit attribuer la faveur qu’à la seule fortune.