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me fait plaisir, puisque n’étant animé à son egard que de sentimens de vengeance j’étois sûr de ne pas succomber à tout ce qu’elle feroit pour remporter la victoire. Bien loin donc de la brusquer, je lui dis d’un ton doux que je la prenois pour justifiée, et je la prie instamment de s’en aller, puisque j’avois besoin de dormir. Elle me repond qu’elle ne me laisseroit dormir qu’après que je l’aurois entendue.

Elle commença ainsi un discours que je n’ai jamais interrompu, et qui dura une bonne heure. Soit artifice, soit verité de sentimens il étoit fait pour me persuader, car après avoir avoué tous ses torts, elle pretendoit qu’à mon age, et avec mon experience je devois tout pardonner à une fille de dixhuit ans foible en force de de la violence invincible qu’exerçoit sur un temperament dont l’instic à l’amour la privoit de l’usage de sa raison. Je devois selon elle pardonner tout à cette fatale foiblesse, même des sceleratesses, puisque si elle parvenoit à en comettre ce ne seroit que parcequ’elle ne se trouveroit pas maitresse d’elle même. Elle me juroit qu’elle m’aimoit, et qu’elle m’en auroit donné le plus vives marques si elle n’avoit pas eu le malheur d’être amoureuse du chretien que j’avois vu avec elle, qui étoit un malheureux gueux libertin qui ne l’aimoit pas, et qu’elle payoit. Elle m’a assuré que malgrè son panchant elle ne lui avoit jamais accorde sa fleur. Elle me jura qu’il y avoit six mois qu’elle ne l’avoit vu, et que c’étoit moi qui étoit la cause qu’elle l’avoit fait venir cette nuit là, ayant mis son ame en feu avec mes estampes, et mes liqueurs. La conclusion de toute son apologie étoit que je devois remettre la paix dans son ame en oubliant tout, et lui rendant toute mon amitié dans le reste de jours que je demeurerois chez elle.

Lorsqu’elle cessa de parler, je me suis plu à ne rire refuter de aucun des article de sa harangue par la moindre objection. J’ai fait