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semblant d’être convaincu du tort que j’avois eu en lui fesant voir les figures trop lascives, je l’ai plainte sur le malheur qu’elle avoit eu de devenir amoureuse d’un gueux, et sur la force preponderante que la nature avoit donnée à ses sens qui ne la laissoient pas maitresse d’elle même, et j’ai conclu par lui promettre qu’elle ne verroit plus dans mon maintien les indices du moindre ressentiment.

Mais comme cette explication de ma part ne finissoit pas par ce que la friponne vouloit, elle poursuivit à me parler de la foiblesse des sens, de la force de l’amour propre qui mettoit souvent des entraves au tendre penchant de l’amour, et conduisoit un cœur à agir contre ses plus chers interests, car elle vouloit me persuader qu’elle m’aimoit, et qu’elle ne m’avoit borné à des riens que pour rendre mon amour plus fort en se captivant mon estime. C’étoit sa nature qui l’avoit forcée à en agir ainsi, et ce n’étoit pas sa faute si elle n’avoit pas pu en agir autrement.

Combien de choses j’aurois pu lui repondre ! J’aurois pu lui repondre que c’etoit precisement à cause de sa detestable et maudite nature que je devois la hayr, et que je la haïssois ; mais je ne voulois pas la desesperer, car je voulois la voir venir à l’assaut pour l’abimer dans l’humiliation ; mais la coquine n’y est jamais venue. Elle n’allongea jamais ses bras, elle n’approcha jamais sa figure de la mienne. Mais après le combat, et d’abord qu’elle fut partie je fus bien aise qu’elle ne soit jamais venue aux prises, car elle auroit pu peut etre remportée la victoire, malgrè que nous fussions sans lumiere. Segnius irritant animos demissa per aures. Quand elle me parlait de la prodigieuse force que Venus exerçoit sur elle, je me souvenois de ce qu’el que je l’avois vue faire dans l’arbe droit, et si Lia alors m’avoit entrepris il eut eté difficile qu’j’eusse resisté. Elle partit au bout de deux heures avec le dementi, mais en apparence d’etre tres contente.