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sa reconnoissance lui fesant recueillir mon ame fondue dans le creux de sa belle main. Me voyant mort un moment après, elle me dit que c’étoit juste, et nous nous separames contens, amoureux, et sûrs l’un de l’autre. J’ai dormi jusqu’à midi, et en la voyant reparoitre devant mes yeux l’idée de mon depart me rendit triste. Je le lui ai dit, et elle me pria de le differer le plus qu’il me seroit possible. Je lui ai dit que nous etablirions cela la nuit prochaine. Je me suis levé, et en attendant elle emporta le drap où la servante auroit vu les marques de notre intelligence criminelle. Nous avons diné tres voluptueusement. Mardoquée etant devenu mon commensal se piquoit de me convaincre qu’il n’étoit pas avare. J’ai passé l’après diné chez le consul avec le quel j’ai etabli mon depart sur un vaisseau de guerre napolitain qui etoit en quarantaine, et qui après l’avoir finie devoit aller à Trieste : je devois passer donc dans Ancone encore un mois, et j’ai adoré la providence. J’ai donné au consul la boète d’or que j’avois reçu de l’electeur de Cologne en ôtant le portrait. Il m’en donna trois ou quatre jours après trente quarante cequins : c’étoit tout ce qu’il me falloit. Mon sejour dans cette ville là me coutoit presqu’un cequin par jour fort cher ; mais quand j’ai dit à Mardoqué que je resterois chez lui encore un mois il me dit absolument qu’il ne vouloit plus m’etre à charge : ainsi Lia me resta seule. J’ai toujours cru que ce juif savoit que Lia sa fille ne me refusoit pas ses faveurs. Les juifs sur cet article ne sont pas difficiles, car sachant qu’un fils que nous pourrions faire à une femme de chez eux seroit juif, ils pensent que c’est nous attraper en nous le laissant faire. Mais j’ai epargné ma chere Lia.

Que des marques de reconnoissance, et de redoublement de tendresse quand je lui ai dit que je resterois chez elle encore un mois ! Que de benedictions au mauvais tems que m’empecha d’aller à Fiume ! Nous couchames ensemble toutes les nuits même celles que dans les quelles la loi juive excomunie la femme qui se donne à l’amour. J’ai laissé à Lia le petit cœur qui pouvoit valoir dix cequins ; mais elle ne voulut rien pour le soin qu’elle avoit eu de mon linge six mois pour six semaines. Outre cela elle me donna six beaux mouchoirs des Indes : je l’ai trouvée à Pesaro six ans après. J’en parlerai alors. Je suis parti d’Ancone le 14 de novembre, et je suis arrivé à Trieste le 15 allant me loger à la grande auberge.

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