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presente un beau personage de trente cinq à quarante ans elegament vetu, à belle physionomie riante, qui me regarde avec l’air du plus grand interest. Mon cœur me dit, lui dis-je, que Votre Excellence est le seigneur Zaguri, car j’apperçois sur votre belle figure le style de vos lettres — Precisement, mon cher Casanova ; d’abord que mon ami Dandolo m’a dit, il y a trois jours, que vous etes ici, j’ai decidé de venir vous embrasser, et vous faire compliment sur vôtre retour à la patrie, qui se verifiera certainement si non cette année au moins la prochaine, où j’espere de voir elus inquisiteurs d’etat deux hommes, que j’ai quelque fois trouvés non sourds, et parlans. Ce qui doit vous donner une non legere preuve de mon amitié c’est que je suis venu vous voir malgrè qu’etant Avogador actuel la loi ne me permette pas de m’eloigner de la capitale. Nous passerons ensemble les journées d’aujourd’hui, et de demain.

Après lui avoir repondu à l’unisson relevant le grand honneur que me fesoit sa visite j’entens le baron Pittoni qui me demande excuse de n’etre pas allé me voir, m’assurant qu’il l’avoit oublié, et un beau vieux homme qui prie Son Excellence de m’engager à aller diner chez lui avec lui malgrè qu’il n’eut pas l’honneur de me connoitre. Comment ? lui dit M. Zaguri : depuis dix jours que Casanova se trouve dans cette petite ville le consul de Venise ne le connoit pas ? C’est ma faute, lui dis-je alors bien vite. J’ai cru de l’insulter allant lui faire ma reverence, puisque M. le consul pouvoit me regarder comme marchandise de contrebande. Il me repondit avec esprit que depuis ce moment là il ne me regarderoit que comme une marchandise qui n’etoit à Trieste que pour faire la quarantaine avant de retourner à la patrie, et que sa maison me seroit toujours ouverte comme celle du consul de Venise me l’avoit été à Ancone.

Par cette reponse le consul me voulut me faire connoitre qu’il savoit toutes mes affaires. Il s’appelloit Marco Monti. C’étoit un homme rempli d’esprit, et d’experience, tres aimable en compagnie, tres plaisant dans ses propos, tres eloquent, contant tout avec grace, et habillant tout de façon à faire rire l’assemblée ayant le talent de ne pas rire lui même de la chose qu’il debitoit, et ridiculisoit à propos.