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Ayant un peu moi aussi ce même talent, nous sympatisames dans l’instant devenant rivaux en fait d’anecdotes. Malgrè trente ans qu’il avoit plus que moi je lui tenois agréablement tête, et lorsque nous nous trouvions ensemble aux assemblées on n’avoit plus besoin de jouer pour passer le tems. L’amitie de ce brave homme que j’ai su me captiver me fut fort utile dans les deux ans que j’ai passés là, et j’ai toujours cru qu’il ait beaucoup contribué à me faire obtenir ma grace unique objet de mes vœux dans ce tems là, parceque j’etois attaqué de la maladie que les allemands appellent Heimveh, retour. Les grecs l’appelloient Nostalgia. Sa force est si grande que les Suisses, et les Esclavons en meurent en tres peu de tems. Je n’en serois pas mort peut etre si je l’avois meprisée, et je ne serois pas allé perdre neuf ans dans le sein ingrat de ma maratre.

J’ai donc diné avec M. Zaguri chez le consul en grande compagnie, et le lendemain chez le gouverneur qui étoit un comte d’Auersberg. Cette visite d’un avogador venitien me mit dans une consideration extraordinaire. On ne pouvoit plus me regarder comme un exilé. On me traitoit comme un homme que le gouvernement de Venise meme ne pouvoit pas reclamer, car ne m’etant absenté de la patrie que pour me sauver d’une prison illegale, le gouvernement, dont je n’avois violé aucune loi ne pouvoit pas me considerer comme coupable.

Le surlendemain matin j’ai accompagné M. Zaguri à Gorice, où il s’est arreté trois jours ne pouvant pas refuser les honneurs que la noblesse tres distinguée de cette ville là voulut lui faire. Je fus à part de toutes les politesses qu’on lui fit, et j’ai vu qu’un etranger à Gorice pouvoit y vivre en grande liberte, et jouir de tous les agremens de la societé. J’y ai connu un comte de Cobenzel, qui vit peut être encore, sage, genereux, et homme d’une grande vaste litterature sans la moindre pretention : il donna un grand diner à M. Zaguri, et ce fut là que j’ai connu quatre dames dignes à tous egards de tous les hommages. J’ai fait connoissance avec le comte Torres, dont le pere lieutenant general au service imperial etoit espagnol. Il s’etoit marié à l’age de soissante