Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 10.pdf/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
240 174.
[108v]


ans, et ayant epousé une femme prolifique, et d’esprit il eut cinq enfans tous laids comme lui. Sa fille tres bien elevée, étoit tres aimable malgrè sa laideur, car pour l’esprit, et le caractere elle ressembloit à sa mere. L’ainé qui étoit louche etoit fou à force d’avoir de l’esprit. Libertin, fanfaron, menteur par vice, hardi parleur, mechant, indiscret, on le desiroit dans les compagnies parcequ’il contoit bien, il disoit des bons mots, et il fesoit rire. S’il avoit étudié il auroit ??? ayant eté grand lettré puisqu’il avoit une memoire prodigieuse. Ce fut lui qui garantit en vain le contract que j’ai conchu avec l’imprimeur Valerio Valeri pour publier l’histoire des troubles de la Pologne. J’ai aussi connu dans des deux jours un comte Coronini qui avoit un nom dans le journal des savans pour avoir donné au public des ouvrages en matiere diplomatique écrits par lui en latin. Personne ne les lisoit : on aimoit encore mieux lui accorder gratis la qualité de savant que se donner la peine de les lire.

J’ai connu un jeune gentilhomme Morelli qui avoit écrit l’histoire de Gorice, et qui étoit alors dans le moment d’en publier le premier tome. Il me donna le manuscrit desirant que je le lusse dans mes heures libres à Trieste, et que je corrigeusse ce que je trouvereois à corriger, et je l’ai contenté. Je le lui ai rendu n’y ayant trouvé rien à redire, et moyennant cela je me suis gagné son amitié. Il m’auroit moins aimé si je me fusse donné la peine de lui écrire à part des remarques critiques. J’ai conçu une grande amitié pour le comte François Charles Coronini, qui avoit tous les talens. Il étoit fils unique. Il avoit epousé aux païs bas une femme avec la quelle ne pouvant pas vivre il s’étoit retiré chez lui où il s’amusoit cultivant les petites amourettes, allant à la chasse, et lisant les nouvelles du jour tant litteraires que politiques. Il se moquoit de ceux qui disoient qu’il n’y avoit pas au monde un homme heureux, tandis qu’il l’étoit, et qu’il étoit sûr de l’être puisqu’il le sentoit. Il avoit raison ; mais il est mort d’une aposteme à dans la tete à l’age de trente cinq ans. Les douleurs qui l’ont tué l’auront desabusé. Il n’est d’ailleurs pas vrai ni qu’il y ait au monde un homme qui sente heureux dans toutes les heures, ni un autre qui se sente toujours