Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 10.pdf/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
189. 255
[116r]


trois chez moi deux heures avant minuit. J’allois me coucher lorsque je vois entrer dans ma chambre une fille que je reconnois d’abord pour la servante du jeune comte Strasoldo.

Ce jeune comte étoit joli, pauvre comme presque tous les Strasoldo, aimant les plaisirs couteux, et par consequent ayant des dettes : son emploi ne lui valoit que six cent florins par an, et il en depensoit quatre fois plus. Il etoit poli, et genereux, et j’avois eté quelque fois souper chez lui en compagnie de Pittoni. Il avoit à son service une cragnoline jolie au possible que ses amis voyoient, mais qu’on n’osoit pas cajoter, car on savoit qu’il en étoit amoureux, et jaloux. Me conformant aux circonstances, je l’avois vue, admirée, louée en presence du maitre l’appellant heureux de posseder ce tresort ; mais je ne lui avois jamais dit un seul mot.

Ce même comte Strasoldo avoit appellé à Vienne par le comte d’Aversberg qui l’aimoit, et qui à son depart lui avoit promis de penser à lui. Il alloit être employé en Pologne comme en qualité de capitaine du cercle, il avoit pris congé de tout le monde, il avoit vendu à l’enchere ses meuble, et il etoit dans le moment de partir. Tout Trieste savoit qu’il conduisoit avec lui sa cragnoline : j’avois été le matin même lui souhaiter un bon voyage. Or on peut se figurer quelle dut être ma surprise voyant dans ma chambre à cette heure là sa servante qui ne m’avoit jamais qu’à peine regardé. Je lui demande ce qu’elle veut, et elle me dit en peu de mots que ne voulant pas partir avec Strasoldo, et ne sachant où elle pouvoit aller se cacher elle avoit pensé qu’elle ne pouvoit être si sure nulle part comme chez moi. Personne me disoit elle ne pourroit deviner qu’elle y étoit, et Strasoldo partiroit tout seul. Après son depart elle partiroit d’abord de Trieste, et elle iroit chez elle : elle esperoit que je n’aurois pas la cruauté de la chasser : elle m’assura qu’elle s’en iroit le lendemain, car Strasoldo devoit par-