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Chapitre X

Aventures de Trieste. Je sers bien le tribunal des inquiteurs d’etat de Venise. Mon voyage à Gorice; mon retour à Trieste. Je trouve Irene devenue comedienne, et habile au jeu d’hazard

Les dames de Trieste voulurent alors essayer leur talent en jouant la comedie françoise et elles me chargerent de tout tant pour le choix des pieces, comme pour celui des acteurs, et des actrices, et pour la distribution des roles. Ce fut une besogne qui me couta beaucoup de peines, et ne me produisit pas les plaisirs dont je m’étois flatté. Elles étoient toutes novices dans l’art du théatre, j’ai dû les dresser, aller tous les jours chez toutes pour leur repasser les roles qu’elle devoient aprendre par cœur ; mais n’étant jamais parvenu à les placer dans leur memoire à la perfection j’ai dû m’assujetir à leur servir de souffleur. J’ai alors connu toutes les maledictions de cet emploi. Le souffleur est à la condition la plus dure : les acteurs n’avouent jamais les obligations qu’ils peuvent lui avoir, et l’accusent de n’avoir jamais manqué que par sa faute. Un medecin en Espagne n’est pas mieux traité : si le malade guerit c’est par la protection de quelque saint, et s’il meurt c’est ce sont ses remedes qui l’ont tué. Une negresse qui servoit la plus jolie de mes actrices, et pour la quelle j’avois les plus grandes attentions, me dit quelque chose qu’on n’oublie pas facilement. Je ne comprens pas, me dit elle un jour, comment vous pouvez être tant amoureux de ma maitresse tandis qu’elle est blanche comme le diable. Je lui ai demandé si elle n’avoit jamais aimé un blanc, et elle me repondit qu’oui, mais que c’etoit parcequ’elle n’avoir jamais trouvé un negre, au quel elle auroit certainement donné la preference. Quelques mois après, cette affricaine, cedant à mes instances, m’accorda ses faveurs : à cette occasion j’ai connu la fausseté de la sentence qui dit que sublata lucerna nullum discrimen inter féminas. Sublata lucerna je m’on doit s’appercevoisr si elle la belle est noire ou blanche. Les negres sont d’une autre espece, ce n’est pas douteux : ce qu’ils ont de particulier est que la femme, si elle est instruite, elle est maitresse de ne pas concevoir, et même de concevoir à son gré mâle ou femelle. Si mon lecteur ne le croit pas