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je me serois mortellement ennuyé si j’avois eté aveugle, car mon seul plaisir fut celui de promener mes yeux sur les physionomies des parties, et des assistans. Celle de mon cher hote fut toujours riante, et intrepide.

Nous nous retirames tous dans une sale contigue pour attendre la sentence. Le paysan avec sa famille étoit dans un coin, isolé, affligé, n’ayant aucun flateur soit ami, soit ennemi couvert. Le comte Torriano étoit entouré de douze ou quatorze personnages qui lui disoient qu’il ne pouvoit pas perdre ; mais que si cette extravagances arrivoit il devoit payer ; mais obligerant cependant le paysan à prouver le crime de faux. J’étois là gardant le silence. Torres qui étoit ennemi juré de la prudence me demanda ce que j’en pensois. Je lui ai repondu que mon cher comte devoit perdre même en ayant raison à cause de l’infame harangue de son avocat.

Un heure après l’hui le greffier du magistrat entra avec deux papiers à la main, dont il consigna l’un à l’avocat du païsan, et l’autre au comte Torriano qui après l’avoir lu donna dans un grand eclat de rire. Il le lut à haute voix. On le condamnoit à reconnoitre le paysan pour son crediteur, à payer tous les frais, et à lui donner une année de gages, sauf le droit du paysan d’appeller ad minimum en force d’autres griefs qu’il pourroit reprenter à la justice. L’avocat parut avec l’air triste ; mais Torriano le consola en lui donnant six cequins. Tout le monde partit. Je suis resté avec lui pour lui demander s’il appelleroit à Vienne, et il me repondit que son appellation seroit d’une autre espece. Je n’ai pas voulu savoir d’avantage. Nous partimes de Gorice le lendemain matin. L’hote me donnant mon compte me dit que le comte Torriano lui avoit ordonné de ne pas insister si par exemple je ne voulois pas payer, car il auroit payé pour moi lui même. Cette explication m’a fait rire. Ces trois ou quatre echantillons me convainquirent que j’allois passer six semaines avec un original dangereux.

Nous arrivames à Spessa en moins de deux heures. C’étoit une grande maison sur une petite eminence, qui ne se distinguoit en rien du coté de l’architecture. Nous montames à son appartement meublé ni bien ni mal, et après m’avoir fait voir tous les autres, il me conduisit au mien, qui étoit une chambre rez de chaussée mal meublée, en mauvais air, et pas bien claire. Il me dit que c’etoit la