Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 10.pdf/246

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
199. 265
[123r]


Comme je savoits qu’Emmanuel Torres étoit mechante langue, son discours me fit ni chaud ni froid ; mais ma curiosité augmenta. Le lendemain donc je fus à la sale ou j’ai vu les juges, les individus des parties, et les deux avocats. Celui du païsan etoit vieux, et avoit l’air honete. Celui de mon hote avoit l’air d’un affronteur. Le comte son client étoit à son cote, et avoit l’air meprisant, et le sourire de l’orgueilleux, qui par caprice vouloit bien s’abbaisser jusqu’à se mettre cimenter sa raison contre un temeraire sur le quel il avoit deja remporté deux victoires. Le paysan étoit là avec sa femme, un fils, et deux filles faites pour gagner tous les procès de la terre. Je m’etonnois que cette famille eut pu perdre deux fois. Ils étoient là tous les quatre pauvrement vetus, tenant leurs yeux contre terre affichant l’état d’opprimeés. Chaqu’avocat pouvoit parler deux heures.

L’avocat appellant ne parla en faveur de son paysan qu’une demie heure. Il l’employa à mettre devant les juges le livre des quitances approuvées par les signatures du comte jusqu’au moment qu’il lui donna son congé parcequ’il n’avoit pas voulu permettre à ses filles d’aller chez lui ; et poursuivant à parler du sang le plus froid, il mit sous les yeux des juges le livre que le comte avoit presenté, et par le quel le paysan devenoit son debiteur, et il demontra toutes les quitances du paysan declarées fausses par des expers jurés. Outre cela il demontra des anacronismes, et des paracronismes de tous cotés, et il finit par dire que son client étoit en état moyennant une procedure criminelle de manifester à la justice les deux faussaires payés par le comte auteurs des infames paperasses ( scartafacci ) que l’avocat son adversaire osoit presenter au magistrat pour induire en erreur sa religion, et miner une honête famille, dont le seul defaut étoit d’être pauvre. Il conclut en demandant remboursement de frais faits, et à faire, et dedommagement pour perte de tems, et de reputation.

La harangue de l’avocat de mon cher comte auroit duré plus de deux heures, si on ne l’avoit obligé à finir. Il n’y a point d’injures qu’il ne vomît contre l’avocat, contre les expers, et contre le pauvre paysan qu’il apostroffa plusieurs fois lui disant qu’il iroit le voir aux galeres, où il ne feroit pitié à personne. Dans ces debats