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entendre raison.

Un dimanche nous allames à la chapelle pour entendre la Messe, et nous trouvames le pretre à l’autel qui avoit deja dit le credo. J’ai vu les yeux du comte etincelans de rage. Après la messe il alla dans la sacristie, et donna trois ou quatre coups de canne au pauvre pretre qui étoit encore en surplis : le pretre lui cracha sur la figure, et à ses cris acoururent quatre ou cinq personnes ;. Nous partimes. Je lui ai dit que le pretre iroit d’abord à Udine, et qu’il lui feroit une affaire d’une tres cruelle espece ; je l’ai vite persuadé à l’empecher d’y aller, meme employant la force.

Il appella ses domestiques, et il leur ordonna de faire venir le pretre dans sa chambre de gré ou de force. Ils l’y trainerent. Le pretre ecumant de colere, et l’appellant excomunié contagieux lui dit les plus dures verités : il conclut par lui jurer que ni lui, ni aucun pretre celebroit plus dans sa chapelle, et que l’archeveque vengeroit le crime qu’il avoit comis. Le comte le laissa dire, et ne permettant pas qu’il sorte de sa chambre l’obligea à se mettre à table où le pretre il eut la foiblesse non seulement de manger, mais de se laisser souler. Cette cochonerie produisit la paix. Le pretre oublia tout.

Quelques jours après deux capucins vinrent lui faire visite à midi. Voyant qu’ils ne s’en alloient pas, et ne voulant pas le leur dire, il fit servir à diner sans faire mettre deux couvers pour eux. Le plus hardi quand il vit qu’il n’y avoit pas question de leur donner à manger, dit au comte qu’ils n’avoient pas diné. Le comte alors lui envoya une assiete pleine de ris : le capucin la refusa lui disant qu’il étoit digne de manger non seulement avec lui, mais avec un monarque. Le comte qui avoit envie de rire lui repondit que leur epithete quiditative étant celle d’indignes, ils n’étoient dignes de rien, et qu’outre cela l’humilité dont ils fesoient profession leur defendoit toute pretention. Le capucin se défendant mal, et le comte ayant raison j’ai cru de devoir l’appuyer. J’ai dit au capucin qu’il devoit avoir honte de vider son institut pechant d’orgueil. Il me repondit par des injures, et le comte ordonna alors qu’on lui portât de ciseaux car il vouloit couper la barbe à ces deux imposteurs. À cette terrible sentence ils prirent la fuite, et nous rimes beaucoup.

Ce fut une plaisanterie, et j’aurois facilement pardonné à cet homme si ses extravagances avoient eté toutes de cette espece ; mais il s’en falloit de beaucoup. Il fesoit un chyle qui l’enrageoit, et dans les heures de la digestion la rage qui le dominoit le forçoit à être feroce, cruel, injuste, sanguinaire. Ses appetits devenoient des fureurs, il mangeoit, et comme c’étoit par rage, il avoit l’air de devorer par haine une becace