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Tout son bien consistoit en vignes aux raisins blancs : le vin qu’il fesoit étoit excellent ; il lui produisoit à peu près mille cequins de rente, et voulant en depenser deux mille il se ruinoit. Persuadé que tous les paysans le voloient, il rodoit par tout, il entroit dans les chaumieres, et là où il trouvoit quelques grappes de raisin il donnoit des coups de canne à tous ceux qui ne pouvant pas nier de les avoir detachés de ses vignes se mettoient à genoux pour obtenir pardon. Après m’etre trouvé plusieurs fois present à cette cruelle execution, il m’arriva un jour de devoir etre spectateur des coups que deux paysans lui donnerent avec des manches à balai : il prit le parti de se retirer après avoir été rossé d’importance. Il me fit une tres forte querelle sur ce que je ne m’étois tenu que simple spectateur du conflit. Je lui ai prouvé par des raisons palmaires que je ne devois pas m’en mêler premierement parceque c’étoit lui qui ayant été l’agresseur avoit tort, en second lieu parceque je ne savois pas me battre à coup de baton principalement contre des paysans qui plus doctes que moi dans des duels de cette espece auroient pu m’en sangler sur la tête qui m’auroient assommé comme un bœuf. Dans la rage qui lui causoit une contusion sur la figure il me dit que j’étois un grand poltron, et un lache qui ignoroit la loi qu’il falloit defendre l’ami, ou mourir avec lui. À cette sentence je ne lui ai repondu que par un coup d’œil dont il dut comprendre la signification.

Tout le village sut cette affaire : les païsans qui l’avoient battu deserterent : d’abord qu’on sut qu’il vouloit pour l’avenir aller visiter les cabanes avec des pistolets dans la poche, la comunauté s’assembla, et lui deputa deux orateurs qui lui dirent que tous les paysans deserteroient dans la semaine même s’il ne promettoit de ne plus aller ni seul ni en compagnie visiter leurs chaumieres. Dans l’eloquence de ces fiers manans j’ai admiré une raison philosophique que j’ai trouvée sublime, et que le comte trouva bouffone. Ils lui dirent que les paysans avoient le droit de manger une grappe de raisin de la vigne qui n’en auroit produit aucun s’ils ne l’avoient pas cultivée, comme le cuisinier avoit le droit de gouter du ragout qu’il avoit fait dans sa cuisine pour son seigneur avant que de le lui faire servir sur sa table.

La menace de desertion precisement au moment des vendanges épouvanta le brutal. Ils s’en allerent orgueilleux de lui avoir fait